5. 1. Des admirables exploits de guerre du grand Roy Clovis,

LIVRE CINQUIESME.

Des admirables exploits de guerre du grand Roy Clovis, forlignement de sa posterité, & comment la Couronne de France fut transportee de sa famille, en celle de Charles Martel.

CHAPITRE I.

Clodion deuxiesme Roy des François mourant, laissa trois petits Princes ses enfans, Ranchaire, Renaut, & Aulbert, sous la conduite de la Royne leur mere, & cognoissant la foiblesse du sexe de la mere, & du bas aage de ses enfans, il leur ordonna pour Gouverneur Meroüee sien parent, grand Capitaine. Lequel prenant cette occasion à son advantage, se feit proclamer Roy des François. De maniere que la pauvre Princesse fut contrainte de se blotir avecques ses enfans dedans quelques villes du pays bas, conquises par le feu Roy son mary, où ils prindrent le nom & tiltre de Roys de Cambresy, Tournay, & Colongne: mais au petit pied. Tiltre qui ne leur fut envié par Meroüee, comme celuy qui pour avoir les forces en main, aspiroit à plus hauts desseins, se promettant de s’ habituer avec les siens à bonnes enseignes dedans le pays de la Gaule, comme il feit. Ce Prince se trouva si brave guerrier, que de luy la premiere famille de nos Roys fut appellee Meroüingienne, & eut pour son successeur Childeric son fils, pere de nostre grand Roy Clovis, qui arriva à la Couronne aagé soulement de quinze ans. Et deslors par un fort instinct de nature qui le poussoit au fait des armes, il commença de nourrir de grandes ambitions & esperances en son ame. En quoy il ne fut aucunement deceu de son opinion. Les Romains avoient souvent harcelé par guerres les Germains, depuis appellez Allemans, toutes-fois n’ y avoient jamais sceu bailler attainte apoint, quelques hypocrisies, dont les Empereurs voulussent revestir de fois à autres leurs grandeurs, se surnommans tantost Germaniques, tantost Allemaniques, comme s’ ils se fussent rendus Maistres & Seigneurs de leurs pays, dont toutes-fois vous n’ en trouverez aucune remarque precise dedans l’ ancienneté. Au contraire jamais Auguste premier Empereur ne receut telle escorne, & affliction en son esprit, que quand Varenus son Lieutenant general en la Gaule perdit trois legions Romaines contre le Germain. A quel propos tout cecy? Pour vous dire que ce grand trophee estoit par les Cieux reservé à nostre Clovis; lequel en la journee de Tolbiac obtint une si sanglante victoire contre eux, que depuis il leur fut presque impossible de se relever & furent contraincts d’ avoir recours à Theodoric Roy des Ostrogots dedans l’ Italie, qui se rendit intercesseur pour eux par les œuvres de Cassiodore, & obtint pour eux une partie de ce qu’ il desiroit. S’ estimant cette Province tres-heureuse d’ estre tributaire de ce grand Roy Clovis. Au regard de la Gaule, elle estoit sur l’ advenement de ce Prince commandee par quatre diverses nations. L’ Aquitaine par le Visigot, le Lyonnois qui n’ estoit de petite estenduë par le Bourguignon, la ville de Soissons avecques ses despendances & appartenances par le Romain: Et le demeurant par les François partializez en deux ligues: 
L’ une des Meroüingiens qui avoient la plus grande part au gasteau: 
L’ autre des Clodionistes qui avoient la moindre. Et tous les peuples y habitans estoient gouvernez par trois diverses Religions (permettez moy pour m’ expliquer d’ user de ce mot, encores que des trois il n’ y en eust qu’ une qui meritast d’ estre nommee Religion) la Catholique, l’ Arrienne, & la Payenne. La Catholique estoit d’ une longue main & ancienneté, exercee par l’ ordinaire des Prelats, & du commun peuple de la Gaule, l’ Arrienne par les Princes Visigots & Bourguignons, qui diversement affligeoient leurs sujets sur ce sujet, estans par ce moyen plus craints qu’ aymez: La Payenne par les François, tant de l’ un que de l’ autre party.

Il falloit que nostre Clovis, auquel les mains demangeoient, eust des pretextes coulourez pour attaquer les Princes de ces nations. Ces pretextes ne luy manquoient, horsmis contre ceux qui estoient les moindres en puissance, je veux dire les Princes issus de Clodion. Nos anciens Evesques, Abbez, & Religieux qui prindrent la charge de nostre Histoire, nous representent Clovis pour un Prince accomply de toutes les pieces qu’ on pouvoit desirer en un grand guerrier: Chose tres-vraye. Ils y adjoustent une grande devotion, dont je douterois, n’ estoit que je ferois conscience de desmentir la venerable ancienneté. Bien diray-je (& je supplie le Lecteur de le prendre de bonne part) que dedans sa Religion il y avoit beaucoup du sage-mondain, & de l’ homme d’ Estat, comme ses effects nous en porterent tesmoignage.

Estant nourry en l’ Idolatrie Payenne, il fut souvent prié, sommé, & sollicité par la Royne Clotilde sa femme, de vouloir pour le salut de son ame espouser la Religion Chrestienne, mais quelle des deux, de la Catholique ou Arrienne, c’ est en quoy je suis empesché. Car je ne trouve point estre expressément specifié par nos Historiographes, laquelle des deux estoit par elle embrassee, & ce qui m’ appreste encores plus à penser, est; que je la voy dés sa naissance & enfance, nourrie par le Roy Chilperic son pere & la Royne sa mere, & apres leurs decez par le Roy Gondebaut son oncle, Princes & Princesses Bourguignons infectez de l’ heresie Arrienne. Je ne veux pas vous debiter cette opinion pour veritable; ja à Dieu ne plaise que je croye la Royne Clotilde avoir esté autre que Catholique, ains me suffit de vous dire que Clovis se trouvant pressé par son ennemy Alleman en la bataille de Tolbiac, ayant fait vœu, en cas qu’ il obtint la victoire, de se reduire au sein de nostre Eglise, il se choisit pour parrein & instructeur de sa conscience S. Remy Archevesque de Rheims (Prelat tres-Catholique entre tous les Prelats de la Gaule) soit qu’ il fust à ce poussé par la volonté expresse de Dieu, comme il nous est plus seant d’ ainsi le croire, ou par un trait de prudence humaine, n’ estant pas un petit secret aux Princes nouveaux conquereurs, ou qui projettent de conquerir de symbolizer en religion avec leurs sujets. Tant y a que sur ce pied de la Religion Catholique, il seroit malaisé de dire combien il se donna d’ avantages. Car premierement, ce luy fut beau pretexte de guerroyer le Bourguignon, puis le Visigot pour extirper l’ Arrianisme de la Gaule: & en apres un merveilleux advancement contr’eux, qui possedoient les biens, terres, & domaines de leurs Royaumes, mais non le cœur de leurs subjets. Et Clovis tout au rebours auparavant ses victoires estoit entré en pleine possession, & joüissance des cœurs, tant des Ecclesiastiques, que du demeurant du peuple Gaulois.

Ayant premierement exterminé le Romain, contre lequel la haine commune des nations estranges combattoit, puis le Visigot, rendu le Bourguignon tributaire. Bref, reduit sous son obeissance toute la Gaule, depuis appellee la France, fors & exceptez quelques petits eschantillons, qui estoient sous la domination des successeurs de Clodion, Clovis n’ avoit aucun sujet de les envahir, tant pour le peu de pays par eux possedé, que pour n’ avoir jamais receu d’ eux aucune injure. Au contraire avoit esté secouru par Ragnacaire en la bataille, contre Siaisre Romain, & par Sigebert en celle de Tolbiac, où il avoit esté fait bourgeois, tous deux petits fils de Clodion.

Toutesfois prevoyant que par traite de temps, la memoire du tort qui leur avoit esté fait par Meroüee son ayeul, se pourroit ramantevoir contre sa posterité, il se voulut lascher toute bride, & sans marchander donna ordre de faire assassiner Ragnacaire, Cacaric, & Sigebert ses parens, Roys issus de l’ estoc & ligne de Clodion. Voire ne doubta de mettre en œuvre la main du fils contre le pere. Car il est certain que par son Conseil Sigebert Roy de Colongne chassant, fut assassiné par l’ entremise de son fils unique, à l’ instigation de Clovis, & le fils tost apres par gens attitrez par Clovis. Je ne vous dy rien en tout ce narré que je ne le tienne en foy & hommage de nostre Gregoire Evesque de Tours, au deuxiesme Livre de nostre Histoire, Chapitres quarante, quarante & un, & quarante & deuxiesme. Cruautez certes barbaresques, & indignes d’ un Chrestien, par le moyen desquelles il s’ impatroniza du peu de pays que ces pauvres Roys possedoient. Chose qui me feit presque croire, que quand recevant le S. Sacrement de Baptesme, il se feit Catholique & non Arrien, il y avoit en luy plus de la sagesse mondaine, que de la devotion, pour la raison par moy cy-dessus touchee.

En ces grands coups d’ Estat, tels que ce dernier de Clovis, il faut tout ou rien, & non y besongner par moitié: comme ce grand Roy avoit fort bien recogneu. Car ayant nettoyé le pays de ces trois Princes, qui auparavant leurs meurtres estoient autant d’ espines à son opinion, il commença en communs propos de condamner ses soudainetez, comme s’ il en fust venu au repentir. Disant que par ses conseils precipitez, il s’ estoit forclos de tout confort & ayde, qu’ auparavant il pouvoit tirer de ses propres parens en cas de malheureux succez contre ses ennemis. Protestation par luy faite, non à autre intention (dit Gregoire) que pour attraper ceux qui par une sotte creance eussent voulu sous cet appas estre enregistrez dedans ce Calandrier.

Plus grand & sage conseil ne pouvoit estre par luy pris selon le monde, pour la conservation de son Estat, que cestuy, si vous en parlez à Machiavel, & ses escoliers. Or voyez je vous prie comme la sagesse du monde est une vraye follie envers Dieu. La posterité de Clovis venant par succession de temps à forligner, les uns par la foiblesse de leurs sens, les autres par la foiblesse de leurs ans, les Maires du Palais ayans peu à peu empieté l’ authorité Royale, pendant que nos Roys par leur fetardise se blotissoient en leurs serrails, pour donner lieu à leurs voluptez, Dieu voulut que la Mairrie apres avoir changé de diverses mains aux despens du sang d’ uns & autres., aboutit finalement en Pepin, rejetton de la famille de Clodion: Et voicy comment. Le troisiesme des enfans de Clodion nommé Aubert eut un fils du nom Waspert, duquel nasquit Ausebert, seigneur en partie de la Mosellane, lequel voyant de quelle façon ses cousins estoient mal menez par Clovis, pour eschever ce coup s’ enfuit à Rome, où estant recogneu pour Prince du sang des François, fut par le Roy Theodoric fait Senateur de Rome. La fureur des meurtres esteinte par la mort de Clovis, ce pauvre Prince fugitif trouva moyen d’ estre reintegré en ses biens: Et lors quittant la qualité de Roy, cause de la ruine des siens, se contenta de celle de Senateur Romain, qu’ il continua jusques au dernier souspir de sa vie. Cestuy fut pere d’ Arnoul grand personnage au pays d’ Austrasie, tant en bonnes mœurs que doctrine, Precepteur du Roy Dagobert pendant son bas aage, & depuis Maire de son Palais, & sa femme estant decedee fut pour sa preud’ homie & saincteté fait Evesque de Mets. C’ est celuy dont la posterité a canonizé la memoire, & en l’ honneur duquel fut fondee l’ Abbaye de sainct Arnoul, dedans la ville de Mets. De son mariage nasquit Ansegise qui espousa Becca fille unique de Pepin le Vieux, grand Seigneur dedans le pays d’ Austrasie. Tous ces Seigneurs selon les occasions & rencontres, furent ores Maires du Palais d’ Austrasie, où ils avoient pris leur naissance, ores de la Westrie, que nous appellons la France: Ores de l’ un & l’ autre Royaume. D’ Ansegise & Becca nasquit Pepin le Gros, Prince sage & de valeur, qui apres avoir couru diverses fortunes, fut en fin Maire des deux Royaumes, au gré & contentement de tous les peuples. Cestuy ayant par son testament ordonné que Dreux son fils legitime, engendré de Plectrude son espouse, fust Maire du Palais de nostre France, & Charles Martel son fils naturel fust Maire du Palais d’ Austrasie. Dreux estant allé de vie à trespas delaisse Theodoric son fils jeune Prince, Plectrude son ayeule donna ordre de faire mettre en prison Charles Martel dedans la ville de Coulongne, comme n’ estant raisonnable qu’ un bastard succedast à si grande charge. Et adoncques elle tint seule quelque temps le gouvernail de toutes les affaires des deux Frances. Histoire vrayement piteuse, & lamentable, qui nous monstre au doigt & à l’ œil, de quel poids estoit lors la Majesté de nos Roys, puisque une Dame, veufve d’ un Maire du Palais, non mere de Roy, prit la hardiesse sous le pretexte d’ un enfant son petit fils, de vouloir commander à la France.

C’ est pourquoy premier que de passer outre, je vous prieray me permettre de faire icy cette entreligne, pour puis reprendre à mon point le fil de cette genealogie, & y mettre fin. Les affaires de nostre Couronne estoient lors arrivees en tel desarroy, que les Maires du Palais n’ ayans corrivaux, laissoient leurs Mairries à leurs enfans, comme Seigneuries hereditaires, ou bien en disposoient par leurs testamens comme il leur plaisoit, sans attendre le gré de leur Roy: Et leur suffisoit qu’ ils eussent un Roy à leur poste, qui leur servist de pretexte à l’ exercice de leurs Mairries, c’ est à dire de leurs volontez. Apres le decez de Clovis, & Clotaire premier, vous voyez par deux diverses successions nostre Royaume avoir esté partagé en quatre lots: Paris, Orleans, Soissons, & Mets. Et lors la proximité du sang n’ empeschoit qu’ il n’ y eust guerres civiles, entre les freres, oncles, & nepueux, par une convoitise detestable d’ enjamber les uns sur les autres: Mais depuis que la faineantise commença de se loger en leurs ames, point, ou peu de guerres entr’eux dedans nos anciennes Histoires: Mais prou entre les Maires du Palais pour leur dignité. La plus part des Princes du sang estoient nourris à petit bruit, prés des Roys, ou és Moineries, pour en estre tirez comme d’ un reservoir, par les Maires du Palais, lors que leur garand leur failloit par mort, & qu’ il estoit besoin d’ asseurer leur grandeur par un nouveau masque. Voire supposoient quelquesfois un faux Roy, sous l’ authorité duquel ils exerçoient leurs tyrannies.

Il falloit que je donnasse air à ma juste douleur par ce discours. Or pour reprendre la suite de mes premiers arrhemens, la regence de Plectrude ne dura pas longuement. Car Charles Martel ayant trouvé les moyens de sortir de prison, luy qui fut un autre Clovis en proüesse dedans sa famille, sceut si bien mesnager sa fortune, tant contre cette Princesse & son fils, que par deux fois contre les Sarrazins, & en apres contre Eude Duc d’ Aquitaine, puis contre les Seues (Sueves) & Saxons, que non seulement la qualité de Maire du Palais luy fut accordee, sans controlle d’ aucun Seigneur, mais qui plus est en plein Parlement, & assemblee des premiers Seigneurs, fut declaré Prince de toute la France. Et de faict, luy estant decedé, ores que non Roy, fut enterré en l’ Eglise S. Denys, tombeau venerable & magnifique de nos Roys, & son effigie honoree d’ une Couronne, tout ainsi que s’ il eust esté Roy.

Il mourut ayant deux enfans grands guerriers, Carloman, & Pepin, delaissant par son ordonnance & derniere volonté à l’ aisné la Mairrie de l’ Austrasie, & au puisné celle de France. Freres qui par un vœu commun, & devotion pour le soustenement de l’ Estat feirent plusieurs beaux exploits d’ armes. Vray que quelques anees apres Carloman se fit Chevalier de Dieu, & se rendit Moine de l’ Ordre de sainct Benoist en Italie, au Mont Cassin: Demeurant par ce moyen tout le maniement des affaires, tant de la France, que de l’ Austrasie, pardevers Pepin son frere, qui leva à la fin tout à fait le masque, & sceut si bien joüer son rolle, ayant pour protecolle le Pape Zacharie, qu’ il confina le Roy Childeric son Seigneur (dernier de la lignee de Clovis) en une vie monastique, & tout d’ une suite fit tomber la Couronne de France entre ses mains. Or en luy prit commencement la Royauté de la seconde famille de nos Roys, depuis appellé Carlienne, en commemoration de Charles Martel, premier fondement de ceste grandeur, tout ainsi que la premiere avoit esté nommee Meroüingienne du Roy Meroüee. Je vous ay estalé en petit volume cette grande & longue histoire, ainçois tragedie d’ octante huit ans, pour vous monstrer combien estoit de grand sens nostre Roy Clovis, quand il preveut que la lignee de Clodion pourroit à la longue supplanter la sienne, & pour y obvier fit assassiner trois Roitelets de cette famille, par moy cy-dessus touchez. Toutesfois il n’ y peut si bien pourvoir que sa prevoyance ne fust renduë illusoire par un juste jugement de Dieu. Ce qui fut par luy executé contre les Princes Clodionistes, fut un grand coup d’ Estat, & ce qui advint à Pepin un grand coup du Ciel. Belle leçon certes à tous Princes, pour leur enseigner de ne separer les affaires d’ Estat, d’ avec celles de Dieu, & tous les miracles dont nos Moines ont gratifié la memoire de nostre Clovis, particulierement cestuy. Non toutesfois qu’ il faille rejetter ce qui en est escrit: Car Dieu souvent exerce ses miracles, non en consideration des Roys, ains du Royaume qu’ il favorise. Ainsi veit-on un Saül fils de Cis meneur d’ asnes, prophetiser entre les Prophetes, quand Dieu l’ eut destiné à regner sur le peuple d’ Israël. Ainsi Vespasian fit des miracles en la Palestine, apres qu’ il eut esté nommé Empereur par le Senat, ores qu’ il ne sceust cette qualité luy avoir esté baillee. Et n’ est pas hors de propos de croire que Dieu fit le semblable en celle dont nous avons cy-dessus parlé, Dieu voulant par son caractere de Baptesme exalter les Roys de France en grandeur.