5. 2. Que la mort de Bernard Roy d’ Italie petit fils de l’ Empereur Charlemagne fut une mort d’ Estat,

Que la mort de Bernard Roy d’ Italie petit fils de l’ Empereur Charlemagne fut une mort d’ Estat, contre l’ opinion commune de nos Historiographes.

CHAPITRE II.

Charlemagne auparavant que de mourir avoit faict Pepin son fils aisné, Roy d’ Italie, & Louys son puisné Roy d’ Aquitaine. Ce fut une Loy depuis observee en cette famille, qu’ à l’ aisné qui devoit succeder à l’ Empire estoit donné le Royaume d’ Italie, voire dés le vivant du pere mesme. Ainsi fut-il baillé par l’ Empereur Louys le Debonnaire, à Lothaire son fils aisné, ainsi par le mesme Lothaire à Louys aussi son aisné. Le tout de la mesme façon que nous appellons aujourd’huy Roy des Romains, celuy est destiné à l’ Empire apres la mort de l’ Empereur: Tiltre qui a esté emprunté de cette longue ancienneté. Car entre le Roy d’ Italie & des Romains, il n’ y avroit pas grande difference qui accompagneroit le Roy des Romains de l’ effect. Advint que le Roy Pepin meurt du vivant de Charlemagne son pere, & par sa mort transmit le Royaume d’ Italie à Bernard son fils: Auquel consequemment si le droict de representation eust lors eu lieu, la Couronne Imperiale estoit deuë. Nos Historiographes nous enseignent que Louys dés le vivant de son pere avoit esté par luy associé, & faict compagnon de son Empire. De moy, je le veux croire avec eux, encores que le Prince Nitard petit fils de Charlemagne par sa fille Berthe, n’ en face aucune mention en sa vie, Regnavit (dit-il parlant de Charlemagne) per annos duos & triginta, Imperijque gubernacula cum omni foelicitate per annos quatuordecim poßedit. Haeres autem tantae sublimitatis Ludovicus filiorum eius ex iusto matrimonio susceptorum novissimus, caeteris decedentibus succeßit. Qui ut pro certo patrem deceßisse comperit, Aquas ab Aquitania protinus venit, quo undique ad se venientem populum suae ditionis addixit. S’ il eust esté fait Empereur dés le vivant du pere, ce placard meritoit bien d’ estre icy enchassé. Et à vray dire, qui prendroit ce passage par la simple lettre, sans y apporter quelque commentaire, il sembleroit que Louys demeurant dedans l’ enceinte de France, ayant eu les premieres nouvelles de la mort de son pere, eust gaigné le devant de Bernard son nepueu qui residoit en Italie, & l’ eust supplanté de la benediction de son ayeul.

Or combien que je ne vueille pas aisément desdire en cet endroit l’ opinion commune de cette association d’ Empire, toutesfois je soustiendray librement, que jamais il n’ y eut chose qui affligea tant l’ Empereur Louys en son ame, que Bernard, lequel il fit quelque temps apres mourir, feignant qu’ il s’ estoit voulu rebeller contre luy. Qui estoit une accusation supposee pour apporter quelque excuse à cette mort. Je sçay bien qu’ à cette parole j’ arresteray tout court le Lecteur, pour estre le premier de ce nom qui mette cette opinion en avant. Je ne me veux point icy chatoüiller: mais voyez si mes conjectures sont bonnes, que j’ emprunte de ceux mesmes qui accusent Bernard de rebellion.

Premierement la question n’ est pas petite de sçavoir si ce crime de rebellion pouvoit tomber en celuy, qui se pouvoit pretendre estre fondé en juste tiltre par le moyen du droict d’ ainesse qu’ il pensoit estre fondu en luy par la representation du Roy Pepin son pere, fils aisné de Charlemagne. Mais laissant cette particularité en arriere, qui estoit toutesfois le motif de la crainte du Debonnaire, ceux qui nous ont redigé sa vie par escrit, disent que ce Bernard reduit aux termes de desespoir, voyant son oncle s’ armer contre luy, le vint trouver en cette France, & se prosternant à ses pieds, le supplia tres-humblement de luy vouloir pardonner sa faute: comme feirent semblablement tous ses complices, & entre autres un Reginard son Connestable: Toutesfois qu’ ils ne le peurent de luy obtenir, ains furent mis entre les mains de la justice, qui condamna entre les autres, Bernard à mort, & que l’ oncle meu de pitié, voulut qu’ il eust seulement les yeux creuez, dont ce jeune Prince indigné, mourut trois jours apres de regret. Voila le courant de cette histoire. Par tout le discours de la vie de Louys le Debonnaire, on le represente un Prince calme le possible, lent & tardif à se courroucer, prompt à se reconcilier, enclin à la misericorde, qui ne refusa jamais pardon à celuy qui luy demandoit, quelque conjuration qu’ il eust auparavant brassee. Ainsi en usa-il envers Guinemark qui avoit fait revolter la Bretaigne contre luy: Ainsi à l’ endroict de Berca Comte de Barcelone convaincu de crime de leze Majesté: ainsi à ceux qui avoient suivy le party de Lothaire son fils, commuant la condamnation de leurs morts en bannissemens, & ainsi à une infinité d’ autres Seigneurs factionnaires. Bernard seul se trouva ne pouvoir joüir de cette clemence, lequel se tenant clos & couvert dedans son Royaume d’ Italie, pouvoit longuement amuser les forces de l’ Empereur, qui mieux aimoit le repos d’ une Chambre, que la poussiere des champs, toutesfois comme asseuré de sa conscience, il se vint jetter entres ses bras: dont vient que l’ oncle fut chiche de sa misericorde envers son nepueu, luy dis-je, qui en estoit prodigue envers ceux qu ne luy attouchoient de proximité de lignage. Je n’ en rendray point la raison, ains le lairray juger par celuy, qui non preocupé d’ opinion, se donnera le loysir de me lire. On me dira que pour me flater j’ adjouste icy à la lettre, & que Bernard ne se presenta à l’ Empereur, que lors qu’ il ne sçavoit plus de quel bois faire fleches. Belle objection vrayement, qui la pourroit lier avecques ce qui s’ estoit passé. Car quand Bernard vint en France, il n’ avoit encores senty aucuns efforts de la guerre, ains seulement sur un bruit que son oncle s’ armoit souz un faux donner à entendre que Bernard s’ estoit remué contre luy. Tout cela, ce sont paroles (me dira quelque autre) bonnes à estre contestees en un barreau par des Advocats qui combatent pour la vraysemblance, & non pour la verité. Or entendez je vous prie ce que j’ ay maintenant à vous dire. Charlemagne, outre Pepin & Louys ses deux enfans legitimes, avoit trois bastards, Dreux, Hugues, & Thierry. Voyez ce qu’ en recite Nytard duquel je fais tres-grand fonds en cette histoire: lequel apres avoir touché, & la venuë de Louys en la ville d’ Aix, & la reception qui luy fut faite par ses sujets, comme je l’ ay icy dessus representé, dit ainsi: Fratres quoque adhuc tenera aetate Draconem, Hugonem, & Theodoricum participes mensae esse, quos & in Palatio una secum nutriri praecepit, & Bernardo nepoti suo Pepini Regnum Italiae conceßit. Qui quoniam paulò pòst, ab eo defecit, capitur, & à Bertmondo Lugdunensis provinciae praefecto luminibus pariter & vita privatur. Hinc autem metuens ne post dicti fratres, populo solicitato eadem facerent, ad conventum publicum eos venire praecepit, totondit, ac sub libera custodia commendavit. Pour le regard des bastards, on voit à l’ œil une moinerie, ou pour mieux dire mommerie d’ Estat, pardevant un Parlement & assemblee generale des Princes & grands Seigneurs: Et quant à la mort de Bernard, il y apporte quelque excuse en cette parole Defecit, comme aussi escrivant l’ Histoire de son temps, & de son oncle, il luy eust esté aucunement mal seant de ne donner quelque lustre à cette mort. Mais le subsequent des bastards me fait juger de l’ antecedant pour Bernard, & qui me fortifie plus en mon opinion, c’ est que l’ autheur qui donna entre les anciens plus de façon à cette histoire de rebellion, nous enseigne que le Debonnaire quelque temps apres espoint d’ un bon instinct de sa conscience, en un solemnel Parlement qu’ il tint en son Palais d’ Attigny, fit confession & penitence publique de ces deux fautes par luy commises. Anno subsequenti (dit cet Autheur) domnus Imperator conventum generalem coire iußit in loco cuius vocabulum est Attiniacus: In quo, convocatis ad concilium Episcopis, Abbatibus, spiritualibusque viris, necnon Regni sui proceribus, primo quidem fratribus reconciliari studuit, quos inuitos attonderi fecerat. Post haec autem palam se erraße confessus, & imitatus Imperatoris Theodosij exemplum, poenitentiam spontaneam suscepit, tam de his, quam quae in Bernardum proprium nepotem gesserat: S’ il y avoit eu de la rebellion au nepueu, il ne falloit point de penitence à l’ oncle. La juste condamnation de l’ un estoit la justification de l’ autre. Et à peu dire entre les chefs, pour lesquels il fut depuis degradé de sa dignité Imperiale par le Clergé dedans la ville de Soissons, à l’ instigation de Lothaire son fils aisné, cestuy concernant ses freres & son (neueu) nepueu estoit le premier. Eo quod fratribus & propinquis (portoit le narré de l’ arrest) violentiam intulerit, & nepotem suum, quem ipse liberare poterat, interficere permiserit. Passage qui ne porte pas que l’ Empereur eust fait mourir le Roy son (neueu) nepueu, ains que le pouvant empescher il ne l’ avroit fait. Qui monstre qu’ en cette mort il y avoit plus du fait des hommes, que de Dieu, ou de la Justice. Aussi estoit-ce l’ un des points que Thegan coadjuteur de l’ Evesque de Triers, reprenoit en luy particulierement, que pendant que comme devot il s’ amusoit trop à Psalmodier, & comme adonné aux bonnes lettres, il consommoit la meilleure partie du temps à la lecture des livres, ses conseillers & favoris luy faisoient acroire tout ce qu’ ils vouloient. Omnia cautè & prudenter agens (dit cet Autheur parlant de luy) nihil indiscretè faciebat, praeterquam quod consiliarijs suis magis credidit quàm opus esset. Quod ei fecit Psalmodiae occupatio, & lectionum aßiduitas.

Bernard ayant esté occis, son corps fut porté en la ville de Milan, où il repose. Et combien que toute l’ Italie fust deen avant du tout exposee sous la puissance du Debonnaire, & que la mort du jeune Prince fust excusee par les courtizans, sous le pretexte de rebellion, toutesfois au veu & sceu de l’ Empereur on l’ honora de cet Epitaphe dans la principale Eglise: Bernardus civilitate mirabilis, caeterisque pijs virtutibus inclytus Rex, hic quiescit. Regnavit an. 4. Mens 5. Obiit 15. Cal. Maij indict. II. filius piae memoriae Pepini. Epitaphe, si je ne m’ abuse, qui faisoit le procez au procez qu’ on luy avoit fait. Et qui me fortifie de plus en plus à mon opinion, c’ est qu’ Adon Evesque de Vienne qui florit vers le temps de Charles le Chauve, & s’ estoit du tout voüé à la celebration de cet Empereur, se donna bien garde en sa Chronique de parler, ny de la mort de Bernard, ny de la degradation des trois freres bastards, comme estans pieces qu’ il ne pouvoit debiter sans obscurcir cette histoire. Ce Roy Bernard laissa un fils unique, nommé Pepin, qui eut trois enfans, Bernard, Pepin, & Heribert Comte de Vermandois (que le commun de nos Annales appelle par abreviation Hebert). Cestuy entres autres siens enfans eut un Aldebert fils puisné. D’ un autre costé Louys le Debonnaire fut pere de Charles le Chauve, duquel nasquit Louys le Begue, & de luy Charles le simple. Admirable justice de Dieu qui se trouve entre ces deux familles. Car soit, ou que pour asseurer son Estat souz le masque de rebellion, ou non, Louys le Debonnaire eust consenty à la mort du Roy Bernard son nepueu, tant y a que ceste playe saigna longuement.

Parce que Dieu voulut en ramantevoir la vangeance en la troisiesme generation de l’ une & de l’ autre famille, je veux dire jusques à Charles le Simple, que Heribert fit mourir dedans les prisons de Peronne: Et pour accomplissement de vangeance (chose pleine de honte & pudeur) Ogine veufve de Charles, convoia en secondes nopces avec Aldebert fils d’ Heribert. Qui estoit assassiner tout à fait la memoire de son mary. En effet voila quel jugement je fais de cette Histoire, que je supplie tout favorable Lecteur vouloir prendre de bonne part.