De l’ honneste amour du Capitaine Bayard envers une Dame, de la sage retraicte de luy en l’ execution d’ un amour vitieux.
CHAPITRE XIX.
Bayard aagé de treize ans avoit esté presenté par l’ Evesque de Grenoble son oncle au Duc Charles de Savoye, lequel six mois apres en fit present au Roy Charles huictiesme, pour la singuliere proüesse de Chevalerie qu’ il voyoit poindre en ce jeune Gentil-homme: En quoy il ne le trompa nullement, croissant aux yeux de tous sa vertu avecques son aage, comme je vous pourrois discourir plus particulierement. Mais mon opinion n’ est pas de vous bastir icy un Histoire entiere de sa vie, ains de vous en remarquer quelques signalez placards. C’ est pourquoy je me contenteray de vous dire, que le Roy Charles huictiesme estant decedé, Louys douziesme son successeur s’ achemina deux ans apres en Italie pour le recouvrement du Duché de Milan, qui luy appartenoit du chef, & estoc de la Duchesse Valentine son ayeule. Voyage qui luy succeda si heureusement, que en peu de temps il se feit Seigneur de l’ Estat, & tout d’ une main contraignit Ludovic Sforce qui en joüissoit, de se blotir dedans l’ Allemagne. Enflé de cette grande victoire, il retourne en France, laissant en la Lombardie plusieurs garnisons de François, entre lesquelles estoit la compagnie de gens d’ armes du Comte de Ligny, dont Bayard portoit le guidon. Or luy prit-il envie de aller saluër la veufve de son premier Maistre, nommée Blanche, qui lors tenoit escole d’ honnesteté dedans Carignan, ville de Piedmont, sur laquelle luy estoit assignee une partie de son doüaire. Comme l’ amour & les armes sympathisent ensemblément, aussi Bayard jeune page en la Cour du Duc s’ estoit enamouré d’ une Damoiselle de mesme aage, qui luy rendoit une affection reciproque. Cette-cy apres son partement fut mariée avecques le Seigneur de Fluxas. Et lors qu’ il arriva à Carignan, il trouva le mary & la femme avoir merveilleusement bonne part à l’ oreille de la Duchesse, laquelle le receut tres-favorablement: Et apres qu’ il luy eut rendu le devoir avecques tout honneur & humilité, il le voulut aussi rendre à la Dame de Fluxas; & adoncques l’ amour honneste qu’ ils s’ estoient portez en leurs bas aages, commença par leurs devis de se ramentevoir dedans leurs ames. Cette gente Dame accomplie en beauté, & doüée d’ un tres-bel esprit, luy ramentevoit les exploicts d’ armes, pour lesquels il s’ estoit acquis une renommee infinie, tant par la France que l’ Italie: Et un jour entr’autres continuant ce propos, luy dit. Monsieur de Bayard mon amy, voicy la maison où avez pris vostre nourriture; Ce vous seroit une grande honte, si ne vous y faisiez cognoistre, aussi bien qu’ avez faict ailleurs. Bayard la prie de luy dire ce qu’ elle desiroit de luy. Il me semble (dit-elle) que devez faire un Tournoy en cette ville, pour l’ honneur de Madame, qui vous en sçavra tres-bon gré. Vrayement (repliqua-il) puis que le voulez, il sera faict. Vous estes la Dame en ce monde qui a premier conquis mon cœur à son service, par le moyen de vos bonnes graces. Je suis tout asseuré de n’ en avoir jamais que la bouche & les mains: car de vous requerir d’ autre chose, je perdrois ma peine. Aussi, sur mon ame aimerois-je mieux mourir que de vous solliciter de vostre des-honneur. Bien vous prie-je me donner l’ un de vos manchons pour gage de nostre amitié. La Dame qui ne sçavoit ce qu’ il en vouloit faire le luy bailla franchement. La plus grande partie de la nuict se passa en danses, & la Princesse devisa longuement avecques sa nourriture: & s’ estant le Chevalier retiré en sa chambre, passa le demeurant de la nuict pour sçavoir comment il contenteroit sa Maistresse. Parquoy il depescha le lendemain un Trompette à toutes les villes des environs où il y avoit garnison, pour signifier aux Gentils-hommes, que s’ ils se vouloient trouver quatre jours apres, qui estoit un Dimanche, à Carignan, en habillemens d’ hommes d’ armes, il donnoit un prix, qui estoit le manchon de sa Dame, où pendoit un rubis de la valeur de cent ducats, à celuy qui seroit trouvé le mieux faire à trois courses de lance sans lice, & douze coups d’ espee. Le Trompette s’ acquita de sa charge, & rapporta les noms de quinze Gentils-hommes, qui avoient promis & signé de s’ y trouver. Cela venu à la cognoissance de la Princesse, elle fut tres-contente, & fit dresser un escharfaut sur la place où se devoient faire les joustes, & le combat. Au jour assigné se trouva Bayard armé de toutes pieces, & trois ou quatre de ses compagnons, comme aussi plusieurs Gentils-hommes, & se passa l’ apresdinee en ce noble deduit. Commandant la Princesse au Seigneur de Fluxas de prier à souper chez elle tous ces vaillans combattans; L’ apres-souper avant que commencer le bal, convint de donner le prix à celuy qui l’ avoit gaigné: Le Seigneur de Fluxas & Grammont qui en estoient juges, par l’ ordonnance de la Princesse, recueillirent les voix, tant des Gentil-hommes & Dames, que mesmes des combattans: Qui furent tous d’ opinion de l’ adjuger à Bayard. Parquoy les deux juges le luy vindrent presenter: Mais luy d’ une honte asseuree le refusa, disant qu’ à tort & sans cause luy estoit attribué cet honneur. Mais que s’ il avoit aucune chose bien faite, cela estoit deu à la Dame de Fluxas, qui luy avoit presté son manchon, & qu’ à elle, entant qu’ à luy estoit, il remettoit de donner le prix où bon luy sembleroit. Le Chevalier qui n’ aimoit cette Dame que par honneur, ne douta de faire cette declaration à son mary, lequel asseuré de son honnesteté, & de la sagesse de sa femme, n’ en eut aucun mal en sa teste: Mais suivant l’ Arrest prononcé par le Chevalier, le Seigneur de Grammont en presence du mary, dit à la Dame. Monsieur de Bayard, auquel on a adjugé le prix du Tournoy, a dit que c’ estoit vous qui l’ aviez gaigné, par le moyen du manchon que luy baillastes. Partant il le vous renvoye pour en faire ce qu’ il vous plaira. Elle qui en cecy sentoit sa conscience nette, ne s’ en estonna aucunement, ains le remercia humblement de l’ honneur qu’ il luy faisoit. Et puis qu’ ainsi est (dit-elle) que Monsieur de Bayard me faict cet honneur de croire que mon manchon luy a faict gaigner le prix, je le garderay pour l’ amour de luy: Mais du rubis, puisque pour le mieux faisant il ne le veut accepter, je suis d’ advis qu’ il soit donné à Monsieur de Mondragon: parce qu’ on tient que c’ est luy qui a mieux fait apres luy. Ainsi qu’ elle ordonna fut accomply, sans qu’ on oüit aucun murmurer. Si fut la Princesse fort joyeuse d’ avoir fait si bonne nourriture. Les Gentils-hommes François demeurerent encores cinq ou six jours à Carignan, faisans bonne chere. En fin le Chevalier prit congé d’ elle, luy jurant qu’ il n’ y avoit Prince, ny Princesse en ce monde, apres son souverain Seigneur, qui eust plus de commandement sur luy qu’ elle y en avoit, dont il fut grandement remercié. Ce faict convint aussi prendre congé de ses premieres amours, qui ne fut sans larmoyer d’ une part & d’ autre: Et depuis dura cette honneste amitié jusques à la mort, ne se passant annee qu’ ils ne s’ entre-veissent par lettres, & presens.
En tout le discours que je vous ay faict cy-dessus, vous n’ y voyez que de l’ honneur, en celuy que je vous deduiray presentement, il y a quelque peu de honte, mais reparee sur le champ avec une telle sagesse, que je dirois volontiers qu’ elle fit honte à l’ honneur. Nostre bon Chevalier apres une longue suitte de guerres, ausquelles il avoit eu bonne part, retournant d’ Italie en France, vint visiter l’ Evesque de Grenoble son oncle, où ayant fait quelque sejour, il luy prit envie de se donner au cœur joye: & commanda à un sien valet de chambre de luy trouver quelque belle fille pour passer une nuict avecques elle. Suivant ce commandement le valet s’ addresse à une pauvre gentil-femme, qui avoit une belle fille, de l’ aage de dix & sept ans. La mere pour la pauvreté en laquelle elle estoit reduicte, consent la liuraison de sa fille, qui n’ y vouloit du commencement entendre, toutes-fois en fin vaincuë par les remonstrances violentes de sa mere, elle passa par sa volonté, & de ce pas conduite par le valet, & mise en une garderobbe. Le temps venu de se retirer, le Chevalier qui avoit soupé en un banquet, retourné en son logis, son homme luy dit qu’ il avoit trouvé l’ une des plus belles filles de la ville, mesme qui estoit gentil-femme. Il entre dedans la garderobbe, où il la trouve infiniment belle, mais aussi infiniment esploree. Comment m’ amie (luy dit-il) ne sçavez vous pas bien pourquoy vous estes icy venuë? La pauvre Damoiselle se meit à genoux, & luy respondit. Helas ouy Monseigneur, ma mere m’ a dit que je fisse tout ce que voudriez, toutes-fois je suis vierge, & ne fis jamais mal de mon corps, & n’ avois volonté d’ en faire si je n’ y fusse contrainte. Mais nous sommes si pauvres ma mere & moy, que mourons de faim. Pleust ores à Dieu que je fusse morte: Au moins ne serois-je au nombre des mal-heureuses filles, & en deshonneur toute ma vie. Disant ces paroles, elle fondoit en larmes de telle sorte qu’ on ne la pouvoit estancher. Ny la nuit, ny l’ occasion & commodité, ny la beauté de la Damoiselle, ny le desir extraordinaire dont il estoit possedé, ne firent outrepasser au Chevalier les barrieres de l’ honnesteté, mais à demy larmoyant luy dit. Hé vrayement m’ amie je ne seray si meschant, que je vous oste ce bon & saint vouloir. Et changeant le vice en vertu, la prist par la main, & luy fit affubler un manteau, & au varlet (valet) prendre une torche, & la mena luy mesme coucher chez une Damoiselle sienne parente, voisine de son logis: & le lendemain au point du jour envoya querir la mere, à laquelle il dit: Venez çà m’ amie, ne me mentez point, vostre fille est elle pucelle? Qui respondit. Sur ma foy Monseigneur quand vostre homme de chambre la vint hier querir, jamais n’ avoit eu cognoissance d’ homme. Et n’ estes vous pas doncques bien mal-heureuse (repartit le Chevalier) de la vouloir faire meschante? La pauvre Damoiselle eut honte & peur, & ne sçachant que respondre, sinon de s’ excuser sur sa pauvreté. Or dit le Chevalier, ne faictes jamais si lasche tour de vendre vostre fille, vous qui estes Damoiselle deuriez estre plus griefvement chastiee qu’ une autre. Venez ça, avez vous personne qui la vous ait jamais demandee en mariage? Ouy bien (dit elle) un mien voisin honneste homme, mais il demande six cens florins, & je n’ en ay pas vaillant la moitié. Et s’ il avoit cela, l’ espouseroit-il? (dit le Chevalier.) Ouy seurement (respondit-elle.) Adoncques il tira d’ une bourse trois cens escus, disant: Tenez m’ amie, voila deux cens escus, qui valent six cens florins, & cent escus pour l’ habiller. Et en apres feit encores compter cent autres escus, qu’ il donna à la mere. Et commanda à son homme de ne les perdre de veuë, jusques à ce qu’ il eust veu la fille espousee. Ce qu’ elle feit trois jours apres, & feit depuis un tres-honorable mesnage, retirant avec elle sa mere en sa maison. Repassez sur toute l’ ancienneté, peut estre ne trouverez vous une histoire plus memorable que cette-cy sur ce sujet.