6. 20. Traits de liberalité du Capitaine Bayard.

Traits de liberalité du Capitaine Bayard.

CHAPITRE XX.

Lors que le Roy Louys XII. conquit pour la premiere fois la Duché de Milan, il donna au Comte de Ligny les villes de Vaugaire & Tortonne. Quelque temps apres Ludovic Sforce, qui avoit esté chassé se retira en Allemagne, dont il tira grandes forces à gresse d’ argent. De maniere  qu’ en peu de temps, & à petit bruit il r’entra dedans Milan: Et adoncques la plus grande partie des villes se revolterent contre nous, & specialement celles de Vaugaire & Tortonne: Quelque temps apres Sforce ayant esté pris par les nostres, & mené au Chasteau de Loche prisonnier, où il finit pauvrement ses jours, tout l’ Estat de Milan estant reduit soubs nostre puissance, le Seigneur de Ligny qui avoit esté l’ un des premiers entrepreneurs de cette conqueste, voulut visiter ses rebelles, suivy du Seigneur Louys Dars Lieutenant, & Bayard guidon de sa compagnie: Bien deliberé d’ en faire vengeance exemplaire. Et estant dedans Alexandrie, vingt des principaux bourgeois de la ville de Vaugaire se presenterent à luy pour obtenir de luy pardon de la faute par eux commise. Mais il ne les voulut ny voir ny oüir. Quoy voyant ce pauvre peuple, pria le Seigneur Dars à jointes mains de vouloir estre leur intercesseur: Ce qu’ il promit, comme de faict il l’ obtint le soir. Le lendemain il luy presenta ces bourgeois, lesquels agenoüillez devant le Seigneur de Ligny, s’ escrierent tous d’ une voix: Misericorde. Et l’ un d’ eux portant parole pour ses compagnons, excusant au moins mal qu’ il luy fut possible, ce qui avoit esté par eux faict, protesta que jamais ils ne retourneroient en cette faute, obtenans misericorde de luy. Or avoient-ils estalé sur une table une grande quantité de vaisselle d’ argent, pour luy en faire present, laquelle il desdaigna de voir: mais d’ une face farouche, leur dit. Comment meschans, lasches & infames, estes vous si hardis d’ entrer en ma presence, qui comme faillis de cœur, vous estes sans semonce de l’ ennemy revoltez contre moy? Quelle asseurance puis-je desormais esperer de vous? Et apres plusieurs propos, le Seigneur Dars un genoüil à terre, le supplia de les vouloir prendre à mercy, se rendant pour eux caution de leur devoir pour l’ advenir. A quoy tout ce peuple s’ escria. Monseigneur il sera ainsi. Le Comte de Ligny meu de leur clameur, & quasi larmoyant leur dit. Allez, pour l’ amour du Capitaine Louys Dars qui m’ a fait une infinité de services, je le vous pardonne, & n’ y retournez plus. Mais au regard de vostre present je ne le daignerois prendre, car vous ne le meritez pas. Toutes-fois advisant ceux qui estoient autour de luy, il jette l’ œil sur Bayard, & luy dict. Prenez toute cette vaisselle, je la vous donne. A quoy il respondit soudainement. Monseigneur je vous remercie tres-humblement du bien que me faites: Mais ja à Dieu ne plaise que biens qui viennent de gens si meschans entrent dedans ma maison: car ils me porteroient malencontre. Si prit la vaisselle piece à piece, & en fit present à ceux qui estoient là, sans rien retenir, & porte son histoire combien qu’ il n’ eust pas lors peu finer de dix escus: chose qui fit esbahir toute la compagnie; & estant sorty la chambre, le Seigneur de Ligny, qui l’ aimoit infiniment, comme celuy qu’ il avoit eslevé sous le regne de Charles VIII. commença de dire à ceux qui estoient demeurez: Que voulez vous dire de ce jeune Gentil-homme, ne merite-il pas un Royaume? Parquoy non content de ce qu’ il luy avoit donné, il luy envoya le lendemain à son levé une robbe de veloux cramoisy, doublée de satin, un fort & excellent coursier, & 300. escus dedans une bourse: Qui ne luy durerent gueres: car les recevant d’ une main, il les distribua de l’ autre à ses compagnons. Pareille liberalité exerça-il au Royaume de Naples, où ayant esté laissé en garnison à Monarville par le Seigneur Louys Dars, pour commander à la compagnie pendant son absence, ayant mis le Seigneur Dom Allonce de Sottomajore Gouverneur de la ville d’ André son prisonnier à mille escus de rançon, soudain qu’ ils furent apportez. Allonce avant son partement les veit distribuer devant soy, sans que Bayard en retint un tout seul denier. Adverty par ses espions qu’ un Thresorier portoit au Capitaine Gonsale Ferrande, Lieutenant general du Roy d’ Arragon quinze mille ducats en or, & devoit passer à trois ou quatre mille de sa garnison, il se delibera d’ y avoir bonne part, & sur les trois heures du matin s’ embuscha avecques vingt & cinq cuiraces dont il ne pouvoit estre veu, entre deux tertres, donnant ordre que Tardien gendarme de sa compagnie conduisist d’ un autre costé quelques Albanois, a fin que le Thresorier avec son escorte, ne peust eschapper, ayant à passer l’ un ou l’ autre pas. La fortune veut qu’ il passe prés de Bayard sur les sept heures du matin, lequel donne sur luy & sur son escorte de telle furie, que luy, son homme, & son argent furent pris, les autres s’ estans sauvez de vistesse: Et se trouverent les quinze mille ducats és boëttes: Ausquels Tardien pretendoit la moitié, ayant esté d’ un autre costé commis à l’ execution de cette entreprise. Ce que Bayard ne luy voulut accorder, comme celuy lequel commandant à la garnison soustenoit toute la prise luy appartenir, pour en disposer à sa volonté. Cette question remise au jugement du Seigneur d’ Aubigny, Lieutenant general du Roy au Royaume de Naples, apres les avoir oüis, il sententia pour Bayard. Et depuis tous deux retournez à Monarville, Bayard fit desployer les 15. mille ducats sur une table, disant à Tardien en se sous-riant: Voicy pas belle dragee. Mais plus il se gaussoit, & plus l’ autre se courrouçoit, ne pouvant prendre en payement cette monnoye: Et entr’ autres propos luy advint de dire, que s’ il avoit seulement la tierce partie de ses deniers, il seroit homme de bien toute sa vie. Comment compagnon, (dit Bayard) ne tient-il qu’ à cela que ne soyez asseuré de vostre vie? Or vrayement ce que n’ avez peu obtenir de haute luitte, je le vous donne de bien bon cœur, & en aurez non le tiers, ains la moitié. Si luy fit compter sur le champ sept mil cinq cens ducats. Tardien qui auparavant pensoit que ce fust une mocquerie, se jette à deux genoux, ayant de joye la larme à l’ œil, & luy dit. Helas Monsieur mon Maistre, comment pourray-je jamais recognoistre le bien que me faictes? Oncques Alexandre le Grand ne feit pareille liberalité. Taisez vous compagnon (respondit Bayard) car si j’ avois la puissance, je ferois mieux pour vous. Cela ainsi faict il departit le demeurant de l’ argent aux autres gens-d’armes selon leurs valeur & merites, sans en rien retenir pardevers soy. Puis dit au Thresorier: Mon bon amy, je sçay bien que si je le voulois, j’ aurois bonne rançon de vous, mais je me tiens content de ce que j’ ay eu. Quand vous voudrez, vous & vostre serviteur partirez, & vous feray conduire seurement où il vous plaira, ne voulant rien de ce qui est sur vous, ny que l’ on vous foüille. Qui fut bien aise, ce fut le Thresorier: car il avoit vaillant sur soy en bagues & argent 500. ducats: & fut conduit par un trompette que luy bailla Bayard jusques à Barlote, avec son homme: Bien joyeux, veu la fortune qui luy estoit advenuë, d’ estre tombé en si bonne main. En somme Bayard distribua tout l’ or & l’ argent aux autres, se gardant seulement pour son lot la peine & hazard de la guerre. C’ estoit un jeu qui luy estoit ordinaire & familier.