Lexique roman, dictionnaire de la langue des troubadours. Raynouard. Tome premier.

LEXIQUE ROMAN

OU

DICTIONNAIRE

DE LA LANGUE DES TROUBADOURS,

COMPARÉE

AVEC LES AUTRES LANGUES DE l’  EUROPE LATINE,

PRÉCEDÉ

DE NOUVELLES RECHERCHES HISTORIQUES ET PHILOLOGIQUES,

D’ UN RÉSUMÉ DE LA GRAMMAIRE ROMANE,

D’ UN NOUVEAU CHOIX DES POÉSIES ORIGINALES DES TROUBADOURS,

ET D’ EXTRAITS DE POÉMES DIVERS;

PAR M. RAYNOUARD,

MEMBRE DE l’ INSTITUT ROYAL DE FRANCE (ACADÉMIE FRANÇAISE

ET ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES),

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL HONORAIRE DE l’ ACADÉMIE FRANÇAISE, ETC. 


TOME PREMIER.

A PARIS,

CHEZ SILVESTRE, LIBRAIRE,

RUE DES BONS-ENFANTS, N° 30.

1838.


DE l’ IMPRIMERIE DE CRAPELET,

RUE DE VAUGIRARD, N° 9.


(Editeur: Ramón Guimerá Lorente.)


Avertissement.


Légataire de tous les ouvrages littéraires et lexicographiques laissés par M. Raynouard, dont l’ affection a bien voulu me confier le soin de terminer la publication, ma première pensée, mon devoir le plus pressant a été de remplir les engagements qu’ il avait lui-même contractés avec le monde savant, et, avant de publier ses autres œuvres, quelle que soit leur importance, j’ai dû songer à poursuivre l’ impression du Lexique roman, suite et complément indispensables de ses immenses travaux sur la langue et les poésies des troubadours. 

J’ ai d autant moins hésité dans cette détermination, qu’ un même sentiment de vénération et de piété presque filiale m’ assure l’ heureux concours de M. Pellissier, et de M. Léon Dessalles, actuellement attaché à la section historique des Archives du royaume; tous deux, après avoir secondé M. Raynouard depuis un grand nombre d’ années dans ses travaux lexicographiques (1), veulent bien encore me prêter leurs soins et tout leur savoir pour accomplir ensemble une tâche que nous regardons comme une dette sacrée envers la mémoire révérée et chérie de notre illustre patron. 

(1) Dans ses Mémoires, qui ne tarderont pas à paraître avec ses Œuvres littéraires, M. Raynouard parle avec un touchant intérêt de la participation qu’ ils ont eue l’ un et l’ autre à ses travaux philologiques; déjà, en 1817, il avait dit à la fin du discours préliminaire du tome II du Choix des poésies originales des troubadours: “Je nomme avec amitié et reconnaissance, M. Pellissier, qui, depuis cinq ans, étant occupé auprès de moi à travailler sur la langue romane et sur les poésies des troubadours, est facilement parvenu à entendre la langue, à juger les auteurs, à déchiffrer et à conférer les manuscrits; il sera désormais pour moi un zélé, un savant collaborateur.” 

L’ intérêt que le Gouvernement et la maison du Roi n’ ont cessé de porter aux travaux de M. Raynouard, l’ appui dont ils veulent bien encore m’ honorer; enfin, les précieux documents que l’ obligeance de MM. les conservateurs des

manuscrits de la Bibliothèque royale continue de mettre à ma disposition, tout assure la publication successive et prompte de cet ouvrage, fruit de vingt années de recherches et de méditations profondes, si consciencieusement élaborées par la patience du génie.

lorsqu’une mort inattendue vint frapper M. Raynouard et suspendit l’ impression du présent volume, il commençait à jeter les premières idées d’ un vaste travail sur l’ étude philosophique des langues de l’ Europe latine, qui devait servir de discours préliminaire à cette nouvelle collection.

Dans ce discours, M. Raynouard se proposait de résumer tous les résultats de ses savantes recherches philologiques et d’ indiquer quelques nouvelles découvertes dues à ses infatigables investigations. Selon son heureuse habitude, il traça d’ abord le cadre de ce travail important et neuf; par malheur, le temps de le remplir lui manqua. 

Cette ébauche, tout incomplète qu’  elle puisse être, nous la donnons religieusement telle que M. Raynouard l’ a laissée, dans la persuasion que ces simples notes contiennent des aperçus utiles, et avec l’ espoir que les personnes formées à la connaissance de la langue romane par ses publications 

précédentes, pourront y trouver le germe de quelques travaux profitables à la science.


Just Paquet. 



Passy-lès-Paris, 15 février 1838



Recherches philologiques sur la langue romane.


Considérations préliminaires.


Élu en 1807 à l’ Academie Française et déterminé à remplir les devoirs que m’ imposait l’ admission dans cette compagnie littéraire, j’ observai assez long-temps la manière dont elle travaillait à corriger et à améliorer le dictionnaire de la langue. J’ étudiai, je recherchai avec patience, les ressources, les moyens capables de donner à ce travail tout le perfectionnement, toute l’ utilité que permettait d’ espérer l’ état des connaissances linguistiques qui avaient fait tant d’ heureux progrès en Europe.

Je reconnus, ou je crus reconnaître que notre langue était peut-être, de toutes les langues modernes, celle qui, par son ancienneté, par ses variations successives, offrait le plus matière aux observations philologiques, et qu’ il était donc nécessaire de l’ étudier de plus haut et de plus loin qu’on ne l’ avait fait jusqu’ alors.

A mesure que le succès de mes recherches m’ éclairait sur ce point, mes premières idées se confirmaient et s’ étendaient progressivement, et je restai bientôt convaincu que, pour bien apprécier les mots et les formes grammaticales du français actuel, il fallait avant tout remonter aux origines qu’on ne trouve que dans les langues parlées par les troubadours et par les trouvères.

Je résolus donc de me dévouer à un pareil travail, en commençant par la langue des troubadours, qui me paraissait évidemment être la plus anciennement arrêtée et fixée.

J’ avoue qu’ en formant le projet de faire connaître la langue et la poésie des troubadours, j’ étais loin de penser que cette entreprise serait aussi longue et aussi importante qu’ elle l’ est devenue depuis.

Un petit nombre de volumes devait contenir les principales règles grammaticales, un choix des ouvrages de ces poètes, et un lexique qui eût expliqué les seuls mots difficiles répandus dans ces ouvrages.


J’ avais à peine communiqué mon dessein à l’ Académie Française et à l’ Académie des Inscriptions, que le ministre de la maison du Roi m’ invita à lui exposer en détail le plan de mes travaux projetés; je rédigeai, à cet effet, un Mémoire qu’ il mit sous les yeux de ce prince que les Muses avaient consolé dans son exil, et consolèrent encore sur le trône; peu de jours après, le ministre me le rendit en me disant que Sa Majesté avait été satisfaite, qu’ elle 

m’ engageait à poursuivre cette entreprise, et se chargerait de subvenir aux frais nécessaires à son exécution. Un aperçu de toutes les dépenses convenables me fut demandé; je fis exécuter des specimen par M. Firmin Didot; toutes mes idées furent acceptées sans aucune restriction. (1: 

D’ abord il fut question de publier l’ ouvrage dans un format in-folio; je conserve encore des specimen faits alors comme essais. Ce fut postérieurement, et sur ma propre demande, que le format in-8° fut adopté.)


De 1816 à 1822 je publiai les six premiers volumes (2), dont je dois indiquer sommairement le contenu, afin de montrer comment les autres six volumes que je publie aujourd’hui ne sont que le complément de l’ exécution du plan définitivement arrêté, et s’ y rattachent essentiellement.

(2) Dans le principe, l’ ouvrage entier ne devait pas dépasser six volumes, parce que le lexique n’ aurait compris que les mots des poésies imprimées des troubadours, mais ensuite je fus autorisé à étendre ma collection jusqu’à douze volumes, dont j’ai à publier les six derniers.

Le premier volume offre quelques détails sur l’ origine et la formation de la langue rustique romane, une grammaire de cette langue avant l’ an 1000, et une grammaire de la langue des troubadours.

Après avoir ainsi préparé le lecteur studieux à la connaissance de la langue, j’ indiquai dans le second volume les anciens documents qui lui appartenaient, les divers genres d’ ouvrage de ses poètes, et, par des traductions mot à mot, je facilitai la lecture des poésies mêmes des troubadours.

Les troisième et quatrième volumes furent consacrés à la publication de ces poésies, en mettant dans cette publication la forme progressive que l’ ancienneté ou le sujet permettait d’ admettre: dans le cinquième, j’ insérai les biographies de ces poètes, telles que les manuscrits les fournissent.

Je sentis qu’ en publiant ces richesses littéraires, il n’ était pas indifférent de justifier l’ utilité de cette publication, et je crus servir la science, en présentant, dans un tableau exact et presque entièrement neuf, les rapports des langues de l’ Europe latine avec celle dont je publiais la grammaire et les principaux documents poétiques. Tel fut l’ objet du sixième volume.

En comparant la langue des troubadours avec les autres langues néo-latines, je reconnus bientôt non seulement les rapports des mots de ces diverses langues entre eux, mais encore l’ identité primitive de la plupart de ces mots; dès lors mon plan de la partie lexicographique dut s’ agrandir, et, au lieu d’ une simple explication des termes employés par les troubadours, je jugeai indispensable d’ embrasser la langue romane dans tout son ensemble et de démontrer la sorte d’ identité qui avait présidé à la lexicographie de chacune des langues de l’ Europe latine, soit entre elles, soit avec la langue des troubadours, la romane provençale.

Ici se présentait un genre d’ amélioration qu’ il ne m’ était pas permis de dédaigner. Pour établir d’ une manière aussi instructive qu’ évidente ces rapports lexicographiques des six langues néo-latines, je ne devais plus me borner à un dictionnaire alphabétique, il fallut adopter une forme plus rationnelle, et qui offrît tout de suite le résultat de ces rapports. Je me décidai donc 1°. à placer les mots romans par ordre de racine, de famille, d’ analogie; 2°. après avoir exposé la dérivation ou l’ étymologie, à indiquer les mots 

analogues des autres langues néo-latines.

Ce travail était immense; on pourra en juger par le résultat.

Depuis la publication des six volumes du Choix des Poésies originales des Troubadours, j’ avais établi tant d’ honorables correspondances, reçu tant de secours littéraires, que je n’ hésitai plus à étendre mon travail sur l’ ensemble de la langue romane dans tous ses rapports lexicographiques; le laps de temps qui s’ écoula depuis que je repris en sous-œuvre mon premier travail, et qui se prolongea encore par des événements qui privèrent mon entreprise des encouragements jadis accordés par le ministère de la maison du Roi, me fournit l’ occasion d’ appliquer des soins longs et assidus à l’ exécution du nouveau plan que j’ avais adopté.

L’ édition du premier Choix étant épuisée, je crus utile à la science de faire précéder ce vaste lexique par de nouvelles considérations sur la langue, sur son utilité, sur sa grammaire, etc., et surtout par diverses pièces des troubadours, qui devenaient le complément nécessaire de la première publication, quoique cependant l’ ensemble de ce travail dût former un ouvrage complet en lui-même qui pût suffire aux études des personnes qui ne posséderaient pas déjà ma première collection.

Ce nouveau recueil contient à la fois des pièces de divers genres qui n’ avaient pu être insérées dans la première collection, et de plus, de longs extraits des romans et poëmes que j’ avais seulement indiqués. Cette partie sera, je l’ espère, accueillie avec intérêt par les studieux amateurs de la littérature du 

moyen âge.

Je ferai précéder ce nouveau choix de poésies:

1°. De quelques observations historiques sur la langue rustique romane, type primitif, centre commun des six langues de l’ Europe latine. (1: 

En tête du Lexique roman, je placerai une analyse détaillée des serments de 842, qui permettra de reconnaître les identités nombreuses que les expressions de ces serments présentent avec les mots correspondants de ces six langues. Sans doute il n’ en faudrait pas davantage pour convaincre de l’ identité primitive de ces diverses langues, quiconque observerait sans préoccupation ces mots nombreux, soit dérivés du latin, soit empruntés à des langues étrangères de l’ époque et restés dans les vocabulaires néo-latins.

Cependant, pour ajouter à la conviction, j’ai choisi environ seize cents (1600) mois, soit dérivés du latin, soit empruntés à des idiomes étrangers, qui, se retrouvant identiquement dans les six langues néo-latines, attestent d’ une manière incontestable cette communauté d’ origine.)

2°. Après avoir rappelé les faits historiques qui prouvent la filiation des langues néo-latines, j’ offrirai quelques observations sur l’ étude philosophique des langues.

3°. Ce travail sera suivi de l’ exposé des motifs qui doivent porter les littérateurs à étudier la langue des troubadours, afin de mieux connaître et de mieux apprécier les autres idiomes néo-latins.

4°. Enfin, je donnerai un résumé des règles grammaticales de la langue des troubadours, de la romane provençale, en y ajoutant quelques observations nouvelles sur divers points grammaticaux, pour préparer à la lecture et à l’ intelligence des nouveaux documents poétiques que je publie.


Observations historiques sur la langue romane. 


Il est reconnu aujourd’hui que la romane rustique se forma de la corruption de la langue latine, que l’ ignorance de ceux qui parlaient encore cette langue, à l’ époque de l’ invasion des hordes du Nord, et leur mélange avec ces hordes, modifièrent d’ une manière spéciale, par suite de laquelle le nouvel idiome acquit un caractère distinct d’ individualité. On convient également que, selon les circonstances et le besoin, ce nouvel idiome sut s’ approprier les mots endémiques, restes des langues nationales parlées dans le pays, avant ou même pendant la domination romaine, et les mots que les hommes de l’ irruption mêlèrent au langage qu’ ils trouvèrent usité dans les contrées où ils 

s’ établirent. Enfin, on admet, avec assez de vraisemblance, que l’ origine de ce type primitif des langues de l’ Europe latine remonte au commencement de notre monarchie, puisqu’ il reste des traces de son existence au VIe et au VIIe siècle, et que, dès le VIIIe, les litanies Carolines en fournissent divers éléments matériellement incontestables. (1: Il est important de rappeler que ces litanies attestent formellement l’ existence de la langue romane à cette époque, même au nord de la France, puisqu’elles étaient chantées à Soissons.)

Mais si l’ on ne révoque pas en doute l’ existence ancienne de cette romane rustique, on n’ est pas également d’ accord sur son influence et sur l’ importance du rôle qu’ elle a joué dans la formation des langues néo-latines. Quelque soin que j’aie mis à démontrer la conformité de leurs éléments constitutifs, la concordance de leurs formes essentielles, l’ analogie de leurs combinaisons diverses; malgré les rapprochements nombreux que j’ai établis, les rapports souvent identiques que j’ai indiqués, beaucoup de personnes hésitent encore à croire qu’ elle fut la source commune de ces divers idiomes. Dans cet état de choses, et pour détruire jusqu’au moindre doute, j’ai cru devoir entreprendre, pour la lexicographie, ce que j’ avais essayé de faire pour les formes grammaticales.

Et d’ abord, qu’ il me soit permis de rappeler ici ce que je disais dans l’ introduction à ma Grammaire avant l’ an 1000, au sujet de quelques anciens vestiges de la romane rustique qu’on trouve ça et là dans les auteurs des VIe et VIIe siècles:”Je n’ attache point à ces diverses circonstances, ni aux conjectures qu’on peut en tirer, plus d’ importance qu’elles n’ en méritent, mais peut-être n’ ai-je pas dû les omettre”. (1) 

C’est par ce motif que, sans chercher à tirer aucune induction des paroles prononcées par un des soldats de Commentiolus (2), qui sont évidemment romanes par leur composition lexicographique, que même, sans m’ arrêter au mot Daras (3), qu’on ne peut contester à l’ idiome roman, puisqu’il a été constamment employé par tous les auteurs qui depuis ont écrit dans cet idiome, je me bornerai à appeler l’ attention sur deux passages des litanies Carolines que j’ai déjà cités (4), ORA PRO NOS et TU LO JUVA. 

Ce NOS au lieu de nobis, répété jusqu’à quatre fois dans le texte, ce LO qui s’ y trouve reproduit huit fois consécutives, appartenaient incontestablement à la romane rustique (5). 

(1) Choix des Poésies originales des Troubadours, tome I, page XI.

(2) TORNA, TORNA, FRATRE, RETORNA. Ibid., page VIII.

(3) Ibid, p. XI et 71.

(4) Ces litanies, chantées sous le règne de Charlemagne, comme leur nom le fait assez comprendre, se divisaient en deux parties: dans la première, le clergé invoquait la Vierge et les saints, et, à chaque invocation, le peuple répondait: ora pro NOS; dans la seconde, le clergé priait pour le pape, l’ empereur et les membres de sa famille, et alors le peuple ajoutait: TU LO JUVA. Voyez l’ Introduction à ma grammaire avant l’ an 1000, p. VIII. 

(5) Le poëme sur Boèce, antérieur à l’ an 1000, commence par NOS; on trouve plusieurs fois LO dans une charte de 947, déposée aux Archives du royaume, section historique, J. 879. NOS se rencontre également dans les plus anciens monuments de la langue française et des autres langues de l’ Europe latine. Quant à LO, en voici quelques exemples qui ne laissent aucun doute sur son emploi:

Trouvères. Dunkes LO comencièrent ses pères et sa mère à eschernir.

Dialogues de saint Grégoire, Hist. litt. de la France, t. XIII, p. 10.

Catalan. Saubra LO milhor causir. Tr. cat. dels Auz. Cass.

Espagnol. Que toda la universidad de la yente LO ayan por padre, e cada uno LO aya por sennor. Fuero Juzgo, lib. I, t. I, §. VII. 

Portugais. Mais pos LO ei. Cancioneiro do coll. dos nobres, fol. 92.

Italien. Dio, chi buono osa LO dire. Guit. d’ Arezzo, lett. III.


De sorte qu’ à ne considérer que ces deux pronoms personnels, on trouve dans les litanies Carolines deux éléments irrécusables de la langue romane; et de plus, les autres mots ora, pro, tu, juva, sont à la fois latins et romans; il y a donc tout lieu de penser que ces mots étaient aussi employés dans ces litanies 

comme éléments de ce dernier idiome.

Après les litanies Carolines, les serments de 842 sont le document le plus ancien et le plus important; l’ analyse exacte de ces serments indique déjà l’ influence de la romane rustique sur les langues néo-latines. L’ examen très détaillé des mots qui y sont employés, et qui précédera le Lexique roman, m’ autorise à croire que les rapports identiques que cet examen signale entre les six langues néo-latines, dont la romane rustique a été le type primitif, ne laisseront guère de place à de solides objections, surtout si, en les faisant avec franchise, on ne s’ en tient pas à des conjectures vagues, à des assertions hasardées, à quelques particularités isolées ou minutieuses, au lieu de s’ attacher à l’ ensemble de la question et de fonder son raisonnement sur des faits historiques.

Je ferai une seule observation: pour ajouter à la conviction que doit produire cet examen, il suffira de porter une attention sérieuse sur les acceptions identiquement unanimes que la préposition A conserva ou adopta dans les six diverses langues néo-latines. (1: Voyez dans le Lexique roman, verbo A, les différentes citations qui prouvent que, dans ces six langues, cette préposition signifia 1°. après, 2°. avec, 3°. auprès, 4°. comme, en qualité de, 5°. contre, 6°. de, devant, en présence de, 7°. dans, en, 8°. envers, à l’ égard de, 9°, lors de, au moment de, 10°. par, 11°. pendant, durant, 12°. pour, afin de, à l’ effet de, 13°. selon, d’ après, (14°.) conformément à, 15°. sur, 16°. vers.)


Quand on retrouve ces acceptions différentes et exactement les mêmes dans les six langues, je demande s’ il est possible de croire que le hasard seul ait produit une telle concordance, une telle conformité, et si dans les règles d’ une saine logique, ce seul fait, constaté par des exemples, par des citations que j’ eusse pu multiplier, ne suffirait pas pour démontrer que toutes ces acceptions 

ont primitivement été fournies par un idiome qui a été la source commune où ont puisé toutes ces langues. Au reste, si j’ insiste sur cette communauté d’ origine, que tant de preuves matérielles, historiques et morales fournissent à l’ envi, ce n’ est pas que l’ adoption ou la reconnaissance de ce point de départ soit aucunement nécessaire au succès de mes investigations; mais c’est parce que j’ai cru qu’ il était de mon devoir d’ historien des langues néo-latines, d’ en indiquer la source; et j’ ose croire qu’on m’ aurait imputé à omission d’ avoir gardé le silence à cet égard.

Après avoir démontré que, sous le rapport lexicographique, de même que pour les formes grammaticales, les langues de l’ Europe latine révèlent, par une infinité de relations et de rapports, une origine commune, il me reste à fournir des preuves également irrécusables de ce fait, non moins positif, que la langue des troubadours, la romane provençale, avait la première acquis le caractère propre et spécial qui la distingue, en conservant, plus exactement que les autres, la contexture lexicographique des mots du type primitif, de même que j’ai déjà eu l’ occasion de constater qu’ elle en avait adopté plus explicitement les formes grammaticales; en d’ autres termes, j’ai à établir qu’ elle fut fixée et même perfectionnée avant que les autres langues néo-latines eussent atteint leur fixité et leur perfectionnement.

L’ évidence de cette antériorité résulte des monuments mêmes de cette langue. Dès l’ an 947, on en trouve des fragments dans des actes publics. 

(1: Voyez ci-dessus, page XV, note 5.) 

Il est positif que le poëme sur Boëce est d’ une époque plus ancienne que l’ an 1000. Mais ce qui permet moins encore d’ élever du doute sur cette antériorité, c’est l’ état de cette langue à l’ époque où remontent les plus anciennes poésies des troubadours qui soient parvenues jusqu’à nous.

Le style du comte de Poitiers, dont les écrits appartiennent incontestablement à la seconde moitié du XIe siècle, mérite de fixer l’ attention. Ce style est aussi clair, aussi correct, aussi harmonieux que celui des troubadours qui brillèrent postérieurement. Pour comprendre les vers du comte de Poitiers, pour les traduire, il n’ y a nulle concession à faire, nulle supposition à établir; il a écrit comme écrivaient au XIIe et au XIIIe siècle Bernard de Ventadour, Arnaud de Marueil, Cadenet, etc., etc.

Cette circonstance serait peut-être suffisante et décisive pour faire admettre que dès le XIe siècle la langue des troubadours était fixée et même perfectionnée; mais ce qui ajoute encore à la conviction, c’est cette diversité des formes poétiques, cette variété des combinaisons de la mesure et de la rime non moins ingénieuses qu’ heureusement harmonisées, qui sont aussi anciennes que les plus anciens monuments littéraires connus. Cet admirable mécanisme de versification, la division des pièces en couplets, l’ art de mélanger les vers de mesure différente, d’ enrichir le rhythme par l’ entrelacement, par la correspondance des rimes, soit dans le même couplet, soit d’ un couplet à l’ autre, et une foule d’ autres ornements enfin, qui se reproduisent dans tous leurs ouvrages, sont autant de preuves irrécusables de l’ état avancé où la poésie, et conséquemment la langue des troubadours, était parvenue long-temps avant les autres langues néo-latines; et si l’ on veut bien se rappeler que le comte Rambaut d’ Orange, qui écrivait dans la première moitié du XIIe siècle, parle dans ses vers des troubadours des temps passés, 

on devra nécessairement être porté à croire que ni l’ art du langage poli, ni l’ art, non moins remarquable, de prêter à ce langage tous les charmes de l’ harmonie par le nombre et la cadence, ne commencèrent au comte de Poitiers, c’est-à-dire au XIe siècle. Tenons donc pour constant que la langue des troubadours, la romane provençale, sortie immédiatement du type primitif, c’est-à-dire de la romane rustique, se forma et se perfectionna avant les autres langues de l’ Europe latine.



Étude philosophique des langues.


Dans ma Grammaire comparée des langues de l’ Europe latine (1: Un volume in-8°, imprimerie de Firmin Didot, chez Silvestre, libraire.), j’ai indiqué les rapports intimes et primitifs, les formes identiques, les caractères communs de ces langues entre elles; dans le discours préliminaire placé en tête de cette grammaire, j’ai signalé les rapports plus particuliers de chacune de ces langues avec la langue des troubadours; et de la sorte, je suis parvenu à formuler les règles principales, au moyen desquelles on peut toujours reconnaître les 

différentes modifications que leur firent subir ces diverses langues.

Il me reste maintenant à examiner quelles furent les causes qui amenèrent ces modifications et comment elles s’ opérèrent. 


Passage de la langue rustique romaine a celle des trouvères.


J’ ai essayé de prouver dans mes Observations philologiques et grammaticales sur le Roman de Rou (2: Brochure in-8° de 120 pages, Rouen, chez Édouard, éditeur.), que l’ ancien français, la langue des trouvères, différait très peu de la langue des troubadours; je disais à cette occasion: la prononciation des mots fut la principale des causes qui établirent une différence, plus apparente que réelle, entre ces deux langues. En effet, les habitants du nord, les trouvères, prononcèrent et écrivirent en E la plupart des finales et des assonnances qui étaient écrites et prononcées en A, soit dans le latin ancien ou corrompu, dont la rustique romane s’ était formée, soit dans l’ idiome des troubadours qui en était dérivé; c’est ainsi, pour me borner ici à un seul exemple, que de Trinitatem la romane primitive tira le substantif Trinitat adopté par les troubadours, et dont les trouvères firent Trinitet. Il en fut de même des adjectifs verbaux ou participes analogues: appelatum, apelat, 

apeled; monstratum, monstrat, monstred, etc. Cette altération remonte très haut, puisque ces deux derniers exemples sont tirés des lois de Guillaume-le-Conquérant.

Mais cette cause de différence n’ est pas la seule qui existe entre les deux langues; en effet, non seulement les finales en A dans la langue des troubadours furent changées en E muet par les trouvères, mais encore cet E muet remplaça dans leur langue les finales en I et en O muettes dans les troubadours:

Latin.  Troubadours.  Trouvères.

Substantifs.

Edificium,  edifici , édifice.

Servicium,  servici,  service.

Adjectifs. 

Adversarius,  adversari,  adversaire.

Usurarius,  usurari,  usuraire.

Les trouvères employèrent aussi primitivement LO et CO, comme les troubadours, et les changèrent ensuite en LE et CE.

Il est donc matériellement vrai que pendant long-temps, et dans divers pays, l’ ancien français a conservé des traces incontestables, des signes évidents de l’ ancienne rustique romane et de la langue des troubadours; tellement qu’on pourrait appliquer à cet état de choses l’ axiome de jurisprudence per signum retinetur signatum.

Il me serait facile, sur un pareil sujet, d’ accumuler beaucoup de citations; mais je me bornerai, et je dois me borner à quelques autres exemples. 

Les plus anciens monuments de la langue offrent une foule d’ assonnances ou de finales qui jusqu’alors, dans la langue des trouvères, s’ étaient conservées identiquement les mêmes que dans celle des troubadours. Dans le Roman de Rou, les finales en AN, OR, AL, OS, qui appartiennent essentiellement à la langue des troubadours, se trouvent employées très communément en place 

des terminaisons EN, OUR, EUR, EL, OUS et EUX. Ainsi, on y lit Crestian, Paian, pour Crestien, Paien; Amor, Dolor, pour Amour, Douleur; Tal, Mortal, au lieu de Tel, Mortel; Glorios, en place de Glorious et Glorieux. Dans les monuments postérieurs, cette similitude de finales devient moins commune; mais les désinences en OR et en AL se rencontrent encore assez souvent dans le Roman 

du Renart, dans les poésies de Marie de France, et dans la plupart des ouvrages du XIIIe siècle.

Dans la romane primitive, plusieurs substantifs masculins avaient la terminaison en AIRE, EIRE, IRE pour le sujet au singulier, et en ADOR, EDOR et IDOR pour les régimes du singulier, le sujet et les régimes du pluriel. L’ ancien français admit et conserva la terminaison ERRES pour le sujet du singulier, ADOUR ou EOR pour les régimes du singulier et le sujet et les régimes du pluriel. Ainsi, de cantaire et cantador, les trouvères firent chanterres, cantadour ou chanteor.

Toutefois, quelque remarquables que soient ces détails, il est encore des faits qui doivent plus particulièrement fixer l’ attention; tels sont ceux qui résultent de l’ analyse du Chronicon Francorum (1: Manuscrit de la Bibliothèque royale, coté 10307-5, Colbert 4764.), qui contient un bon nombre de passages de la Chronique de Turpin, mais qui remonte beaucoup plus haut que cette chronique. Dans ce manuscrit, le mélange des deux langues se révèle 

à chaque page. Les morceaux suivants, que j’ en ai extraits, suffiront pour donner une idée de ce mélange:

Vita… feiria l’ estoira… metre…

De latin en romanz senz rima… grant joia… Fredegunda… de poura gent … sa dama la reina Audoera… Audovera la reina remest preing… una filia… cesta fez… terra… per aventura… destra… una… tota cela terra… una vila… dita Victoriacus… sa genz lo… batalia… fenia… nulia batalia… longia aus Franceis de cesta ni… travaliosa, quar li saison de Germanica… la copa… nostra dama… l’ abaia… entre lo… per paor… de la terra, etc., etc.


Plusieurs actes, rédigés dans le Bourbonnais, attestent le passage d’ une langue à l’ autre; c’est ainsi qu’on lit dans ces actes:

1276. Que cum nobla dama … a ma via ma mayson de Lent … tant tost 

tornar … dita dama en cesta donation … dita donations … niguna … de laquar … testa … davant la festa

1337. … De la recetta de l’ am xxxiij, quatre seters de fromant, de qual blat … los dessus nomax … et faray quittar … dilluns avant … mil c.c.c. tranta et set


1338. … De la acensa … blat … soz cens, de l’ an xxxij … e o quitta … 

1339. … Et faray … quitar … e o … l’ an mil xxxix … de la acensa.

1300. … Dama de Guinegas … en la chatellenia de Verneuil … de la Porta, femma Odonin … la terra … a lla requesta … lo jor de la festa


La bibliothèque de Tours possède un manuscrit de la vie de sainte Catherine, en vers de huit syllabes. Cet ouvrage, traduit en langue provençale par Auméric, moine de Saint-Michel, est remarquable sous plusieurs rapports.

Le langage offre un mélange de français et de provençal très tranché, et comme il est vraisemblable que ce langage est celui de l’ auteur, il fournirait un exemple de collision des deux langues; c’est-à-dire, il donnerait la preuve de la désuétude où tombait le provençal ancien par suite de l’ envahissement successif du français.

Il est à noter que l’ auteur écrivait sur la limite des deux langues, près des bords de la Loire, et que son langage, en se détachant des inflexions provençales, acceptait les inflexions françaises.

A Deu nos somes converti,

Et de tei nos partem ici…

Il est vers Deus et fu vers hom…

Anc li charz ni la vesteura,

Non sentit des flammes l’ arsura…

De l’ una part sunt li doctor…

Ergoillos sunt per lor clerzia, 

Mais per neent chascuns se fia,

Et la dama de l’ autra part…

La pucella soleta era…

Cesta pucella que molt am,

De la qual eu et tu parlam,

Ben veilloie et non dormia…

Si a l’ uns son glaive trait,

A la dama trencha la testa;

El mes de novembre est sa festa…

Amia, ven segurament

A Deu, cui as servi tan gent… 

Amia bella, douza, ven,

Et non dopter de nulla ren.


Dans une charte déposée à la bibliothèque publique de Poitiers, qui confirme les coutumes de Charroux en Poitou, établie par Audèbert, comte de la Marche, on trouve plusieurs mots de la langue des troubadours mêlés avec celle des trouvères.

Substantifs. – Sagrament… en la disma… preera… renda… blat… lor venda… la ora… sa vita.

Adjectifs. – Tota… plan… negus hons… esmogut.

Verbes. – Confirmey… donet.

Adv. prépos. conj. – Solament… non alhors… dementre que… mas… mas quant.


Lorsque j’ insiste sur le fait important de ce mélange des deux langues, je suis loin d’ en induire qu’ aux époques où on le trouve encore, sur les limites des pays qui avaient, les derniers, conservé les traces de la séparation de la langue commune en deux idiomes, il existât pareillement, dans le nord de la France, des restes aussi évidents, des traces aussi manifestes de l’ ancienne communauté de langage, mais je crois que ce qui se passait au XIIe et au XIIIe siècle, en quelques provinces du centre, nous explique assez clairement ce qui s’ était passé antérieurement dans les provinces septentrionales, où souvent le changement opéré dans les inflexions des mots ne pénétra pas dans l’ intérieur de ces mots, tandis, au contraire, que lorsqu’il s’ appliquait à leur intérieur, il se fit d’ une manière irrégulière et capricieuse. Ainsi, l’ ancien français, changeant en E l’ A que les troubadours employaient dans les inflexions, dit Mortel après avoir dit Mortal, et offrit cependant la singulière 

anomalie de conserver cet A dans Mortalité.

Il en fut de même pour les mots criminal, natural, spiritual, dont il fit criminel, naturel, spirituel, quoiqu’ il gardât l’ A dans criminalité, naturaliste, naturalité, spiritualiste, spiritualité, etc. 

Quant aux anomalies plus choquantes encore qui se rencontrent dans l’ intérieur des mots, en voici quelques exemples qui suffiront, je pense, pour faire ressortir toute la vérité du fait que j’ai signalé.

Du substantif caballus, latin, était venu Caval, dans la langue des troubadours; celle des trouvères, en changeant l’ A intérieur en E, produisit Cheval, mais elle a gardé Cavalier, Cavalerie, Cavalcade; de même, de Navem, latin, les troubadours firent Nau, que les trouvères transformèrent en Nef, en conservant toutefois l’ A primitif dans Naval, Navire, Naufrage, Naviguer, etc.

Je terminerai en faisant observer que ces anomalies, quelque fréquentes qu’elles soient, ne sont pas les seules que présente la langue française; elle en offre aussi sous un grand nombre d’ autres formes, faciles à saisir quand on est familiarisé avec la langue des troubadours.

Maintenant que l’ identité primitive des deux idiomes ne saurait plus être mise en doute, je vais essayer de démontrer l’ utilité des études philosophiques appliquées aux recherches historiques sur la signification primitive des mots, c’est-à-dire, comment, par le moyen des ressources qu’ elles fournissent, on parvient à suivre la filiation de leurs différentes acceptions, en remontant vers leur origine.

Ai-je à connaître les mœurs, les usages, les lois, le caractère, le gouvernement, etc., d’ un peuple qui n’ existe plus, ou d’ un peuple chez qui on ne peut pénétrer? Si j’ obtiens seulement le vocabulaire de leurs langues, il me révèlera bientôt diverses indications qui m’ aideront à prendre une idée juste de leur histoire et de leur gouvernement.

Que lors des premiers établissements de ces peuples, ils se soient réunis pour offrir volontairement aux chefs des Dons Annuels qui ont laissé dans la langue l’ expression de dons gratuits, j’ en conclus qu’ ils ont été originairement libres et qu’ ils l’ étaient encore alors. Si je trouve ensuite le mot d’ Aide et celui de Subside, je reste convaincu que, pendant long-temps, les offrandes des sujets ont été encore volontaires, puisque adjutorium et subsidium expriment un secours accordé librement. (1: Philippe-le-Bel, dans des lettres-patentes de 1303, s’ exprime ainsi:”Que tous arcevesques, évesques, abbez et autres prélatz, doiens, chapitres, couvens, colléges, etc … ducs, comtes, barons, dames, damoiselles, etc… nous aident en la poursuite de la dite guerre.” Ordonnances des Rois de France, t. I, p. 384. – En 1324, Charles IV disait dans ses lettres, également insérées au tome I des Ordonnances des Rois de France, page 785:”Comme nos genz aient parlé à noz amez et féauls les gens de Paris, et les aient requis, de par nous, que il nous vousissent aidier à nostre présente guerre de Gascoigne.”


Les mots Subvention, Octroi (1), me paraissent aussi synonymes de secours, et me permettent de croire qu’on ne les obtenait que du dévouement des sujets à la patrie et au prince.

Le mot Contributions est encore un terme qui suppose, de la part de ceux qui les payent, une sorte de consentement; contribuer indique la volonté de celui qui s’ associe avec les autres pour donner.

Mais lorsque je rencontre le mot Impositions, je vois le joug fiscal qui pèse sur le peuple, et je me dis que l’ autorité du maître s’ est beaucoup accrue.

Enfin les agents de l’ autorité enlèvent-ils quelquefois de force le tribut, ou persécutent-ils le débiteur du fisc? Je ne suis plus étonné d’ entendre appeler Maltolte cette manière de lever les impôts, c’est-à-dire mal-à-propos pris, injustement enlevé.

Je me borne à donner ces exemples de la connaissance que le sens primitif des mots, soit qu’on le trouve par dérivation, soit qu’on le cherche par étymologie, peut fournir à l’ investigateur qui applique la science de la linguistique à l’ étude de l’ histoire des peuples et des gouvernements.

Mais si la connaissance des choses dépend souvent de celle des mots, on sent combien il importe à la fois de remonter à l’ origine de ceux-ci et d’ en suivre la filiation au milieu des règles générales qui constituent les langues. Tel est l’ objet de l’ étymologie.

(1) “Comme en conseil et en traitié d’ arcevesques, évesques, abbez et autres prélaz, etc… ducs, comtes, barons, etc… nous soit octroié de grace que les nobles personnes, etc… nous aident… en la persécution de nostre guerre.” Ibid., p. 412.

Étymologie. 


S’il est dans la science et dans l’ étude des étymologies une partie purement conjecturale qui conduit parfois les linguistes dont le désir est de paraître habiles, à des explications aussi inattendues que bizarres, il existe aussi, dans la même science, une partie essentiellement philosophique, digne de l’ attention et de l’ examen des hommes qui aiment à réfléchir sur les besoins et sur les ressources, sur la marche et sur les progrès de l’ esprit humain. Il est beau de rechercher et de reconnaître, dans les développements d’ une langue

les caractères simples et naturels qui ont produit successivement les expressions devenues nécessaires à mesure que les rapports de la société augmentaient, et que de nouveaux besoins, de nouvelles idées manquaient de termes pour les développer. Mais ce n’ est pas dans la théorie des raisonnements qu’ il faut chercher les preuves et les exemples de ces combinaisons de langage, empruntées à des éléments primitifs, d’ autant plus étonnantes et admirables qu’ elles sont plus simples et qu’ elles tiennent à des procédés logiques, naturels et vrais, que des savants n’ eussent peut-être pas trouvés, parce que leur esprit ne serait pas descendu à des moyens si faciles; combinaisons qui méritent, en effet, une juste admiration, parce qu’ elles ont été saisies plutôt que cherchées, accueillies plutôt qu’ enseignées par l’ ignorance elle-même; car, il faut le dire, en fait de langage, l’ ignorance et le vulgaire possèdent le génie de l’ instinct, génie qui n’ est pas toujours le partage de l’ homme que les grands rapports de la société habituent à des combinaisons nécessairement compliquées.

Au lieu donc de raisonnements sur la théorie de la science étymologique, il faudrait peut-être se borner à expliquer, par des faits incontestables, comment le peuple, qui parlait une langue, forma de nouvelles appellations par l’ emprunt qu’il faisait à une langue déjà existante, ou par la combinaison habile des mots de la sienne propre.

Je ne dirai rien de la langue grecque, qui toujours trouva si abondamment dans son seul fonds les ressources qui lui furent nécessaires. Ces ressources étaient si grandes, que c’est à cette langue même que les langues modernes empruntent encore les moyens de qualifier, par une heureuse combinaison, les objets d’ art, de science, etc., quand, par l’ importation d’ un mot grec, ou par la réunion de deux et même de plusieurs mots de cette langue, elles composent une dénomination si exacte qu’ elle porte avec elle-même sa définition évidente.

Dans mon Lexique roman, je n’ ai eu recours au grec, pour expliquer l’ origine d’ un mot, qu’ à défaut de toute autre langue moins ancienne d’ où je ne pouvais le faire dériver, par la raison qu’ en fait d’ étymologie, c’est généralement la plus proche qui aide le mieux à faire connaître le sens primitif des mots.

Je passe à la langue des Romains, parce que j’ai à indiquer son influence étymologique sur les langues de l’ Europe latine.

Dans les commencements de la langue latine, les Romains furent obligés d’ emprunter les noms des objets physiques pour étendre et appliquer leurs dénominations aux objets moraux.

Le mot Pecus servit à fabriquer celui de Pecunia, qui signifia richesse, monnaie, soit parce que celui qui possédait des troupeaux était riche, soit parce que les premières monnaies romaines portaient l’ empreinte d’ un bœuf ou d’ un autre animal. (1: Pline, Plutarque, Cassiodore, prétendent que l’ image du bœuf, de la brebis (pecora), du porc, fut d’ abord marquée sur la monnaie d’ airain, d’ où elle reçut ce nom de pecunia. Voyez aussi Suidas et Isidore.

Chez les Germains, dans le moyen âge, avant Charlemagne, comme l’ argent n’ était pas commun, les amendes étaient prononcées certo pecorum equorumque numero.

Joan. Jacq. Sorberi, De Comit. Vet. Germ., t. II, p. 68.)

Ovide penche pour la première opinion, lorsqu’il dit dans ses Fastes:

Aut pecus, aut latam dives habebat humum;

Hinc etiam locuples, hinc ipsa pecunia dicta est.

Ovide, Fast. V, v. 240.

Ce poète nous apprenti aussi, dans ces vers, que Locus, lieu, terrain, possession, domaine, produisit Locuples, abondant en possessions.


Cicéron (1: Cicer., Catilin. 2.) et Pline (2: Locupletes dicebant loci, hoc est agri plenos. Plinio, lib. XVII, ch. 3.) s’ accordent à appliquer à l’ abondance des domaines, des terres, l’ expression de Locuples.

Cette tradition étymologique est si exacte et si vraie, que, dans le moyen âge, un biographe l’ a commentée pour donner une idée de la grande quantité des domaines que possédait le comte Gérard.

“Il avait sous sa domination un si grand nombre de domaines dans diverses provinces, qu’ en raison des divers lieux (locis) dont il était plein (qu’ il possédait en abondance), il pouvait être appelé riche, locuples (3: Tanta praediorum loca per diversas provincias sub ditione tenebat, ut ipsis locis, quibus plenus erat, veraciter locuples diceretur. Act. SS. 13 octobre, t. VI, p. 310.).”

Il en fut de même d’ un grand nombre de mots formés successivement par la réunion des racines de mots différents, désignant des objets matériels, et qui, composés de la sorte, servirent à exprimer des idées purement métaphysiques.

Ainsi, du mot templum, c’est-à-dire du lieu où l’ on était avec réflexion et recueillement, se forma contemplari, contempler, exprimant d’ abord l’ action d’ être respectueusement dans le temple, et ensuite celle de regarder en silence les objets dignes d’ admiration.

De même, le mot sidera fit considerare, qui servit à appliquer aux personnes et aux choses l’ action de ceux qui s’ attachent à observer les astres.

Le substantif libra fournit deliberari, parce qu’ il semble que, pour délibérer, le juge ou l’ opinant place dans la balance les raisons et les motifs, afin d’ adopter ceux qui ont le plus de poids.

De PRO, en avant, et de tectum, toit, vint protectio, protegere, etc., etc.

D’ autres termes métaphysiques furent également créés par l’ agglomération de mots diversement contractés.

La préposition AD, réunie à tendere, produisit attendere, parce que celui qui attend est tendu vers l’ objet qu’ il a l’ espoir de voir arriver; et la préposition EX, jointe à spectare, fit expectare, c’est-à-dire regarder de loin pour attendre, par la raison que l’ action de celui qui attend est de regarder si l’ on vient.

Sub, ajouté à plicare, forma supplicare, plier en bas, dessous, supplier.

De Ex tempore illo vint l’ adverbe extemplo; de Illo loco, Illico, sur-le-champ, incontinent, etc.

Pour exprimer l’ idée de l’ éternité, la langue latine crut suffisant de prendre la durée de trois âges d’ homme, Aetas terna, dont elle lit l’ adjectif Aeternus; et, pour rendre dans toute son extension l’ idée de la durée sans fin, elle y ajouta l’ adverbe semper, qui produisit sempiternus, composé de ces trois éléments.

Quand le mélange des peuples du Nord avec les habitants des Gaules eut nécessité des rapports indispensables entre l’ ancienne population et celle que l’ invasion amenait, la langue latine, bien ou mal entendue, devint le principal et presque l’ unique moyen de communication, et ce fut surtout à cette langue dégénérée que les anciens et les nouveaux habitants empruntèrent les mots de l’ idiome rustique. Quelquefois ils détournèrent ou étendirent le sens primitif pour exprimer des idées dont ils n’ eussent pas trouvé facilement le terme propre, soit dans la langue latine que parlaient les habitants des Gaules, soit dans les langues du Nord qui étaient celles des hommes de l’ invasion.


Exemples de mots romans formés de la langue latine, en étendant leur acception primitive.

Ainsi le mot latin pacare, apaiser, exprima l’ action de satisfaire, par une somme d’ argent, la famille de celui qui avait été tué injustement. 

L’ acquittement de la composition établie par la loi maintint la paix.

Dans la romane primitive et dans la langue des troubadours, Pagar fut employé dans l’ acception de satisfaire à une dette, et produisit, dans la langue française, le mot payer.

Vos mi pagatz d’ autrui borsel.

Cercamons: Car vei.

Vous me payez de la bourse d’ autrui.

Mais la langue des troubadours et ensuite la langue française employèrent aussi le mot pagar, payer, dans l’ acception primitive de satisfaire.

Cordos, anel e guan

Solian pagar los amadors un an.

Hugues Brunet: Pus lo dous.

Cordons, anneaux et gants avaient coutume de satisfaire les amants toute une année.

Par analogie, le mot quietus, tranquille, produisit le mot de la basse latinité quietare, quittare, quietum facere (1), et dans la langue des troubadours et dans celle des trouvères, quittar, quitter, etc. (1: Estque soluta et quieta ab omnibus secularibus servitiis. Ingulfi hist., p. 908-911. (1134) Dominus rex Francorum… quietavit omnibus Christianis qui debebant Judeis, quando ultimo capti fuerunt, et debita fuerunt irrotulata, tertiam partem totius debiti quod debebant Judeis…. tertia pars quietata erit. Martenne, Thes. nov. anecd., t. I, p. 984.)


Bertrand de Born avait été très lié avec Henri au-court-mantel, dit le Roi-jeune, fils de Henri II, roi d’ Angleterre; celui-ci ayant assiégé Bertrand de Born dans son château, le força à se rendre; le chevalier troubadour implora le roi, au nom du feu roi-jeune son fils, et le père attendri lui répondit:

Eu, per amor de lui, vos quit la persona e l’ aver e ‘l vostre castel.

Vie de Bertrand de Born.

Moi, par amour de lui, je vous tiens quitte pour votre personne, pour votre avoir et pour votre château.

Quand on achète un objet, on fait un échange de cet objet avec l’ argent qui est le signe de sa valeur réelle ou convenue, ou avec un autre objet équivalent. L’ opération de l’ esprit de celui qui achète consiste à comparer, comparare.

Le mot comparare signifia, dans la loi Salique, dans la loi des Allemands, dans celle des Lombards, dans les Capitulaires de nos rois (1: Ab hospitibus suis pretio justo comparet. Capit. Ludovic II imperatoris, Baluzio, t. II, col. 348.) 

et ailleurs, acheter.

La langue des troubadours employa, dans cette même acception, le verbe analogue comprar.

Que car deu comprar qui car ven. Pierre d’ Auvergne: Bella m’ es.

Vu que cher doit acheter qui vend cher.

L’ ancien français a dit dans le même sens:

Je l’ ai or comparé chier. Fabl. et Cont. anc, t. III, p. 54.


Pour distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’ est pas, la langue romane emprunta à la latine directus, qui, au propre, signifie aligné, et de ce mot elle tira dret, droit, employé au moral.

Et du mot tortus, tordu, qui est détourné, se fit, dans la langue romane, par la même analogie, le mot moral tort.

L’ un des serments de 842 a employé le mot dreit:

Cum om per dreit son fradra salvar dist.

Comme un homme par justice doit sauver son frère.

E non a dreit al fieu qu’ ieu ai. Pierre Rogiers: Tant ai.

Et n’ a pas droit au fief que j’ai.

Fis amans deu gran tort perdonar. Guillaume de Cabestaing: Lo jorn qu’ ie us.

Tendre amant doit pardonner grand tort.

Fan del dreg tort et del tort dreg. Vic. et vert. fol. 15.

Ils font du droit tort et du tort droit.


Exemples de mots empruntés aux langues du nord.


Jornandès dit que les Goths prirent pour leur roi Alaric, à qui sa courageuse audace avait fait donner depuis long-temps, par les siens, le nom de Baltha (1), c’est-à-dire hardi. (1: Ordinant super se regem Alaricum… qui dudum ob audaciam virtutis, Baltha, id est, audax nomen inter suos acceperat. Jornandès, De reb. ger., c. 29.)

Ce mot, qui désignait une qualité guerrière, dut s’ introduire dans la nouvelle langue à mesure que les vainqueurs adoptaient cette langue.

Bautz entra dans la langue romane pour exprimer fier, hardi.

El noves es En Raymbautz,

Que s fai per son trobar trop bautz.

Pierre d’ Auvergne: Chantarai.

Le neuvième est sire Raymbaud, qui se fait trop fier à cause de son (art de)

trouver.

L’ ancien français a dit:

Que trop estoit baude et hardie, selon la coustume de telle fame.

Chronique de France; Rec. des Hist. de Fr., t. III, p. 208.

D’ un Asnes dist qu’ il encuntra

Un fier Lion, s ‘el salua:

“Dix te saut, frère, Diex le saut.”

Li Liuns vist l’ Ane si baut,

Si li respunt hastivement:

“Dès quant sommes-nus si parent?”

Marie de France, Fable LXIX.


Ric, puissant, fort, se retrouve dans plusieurs langues du Nord.

Les terminaisons RIX dans les noms gaulois Ambiorix, Viridorix, etc., (N. E. Astérix y Obélix aún no se habían dibujado) dans les noms français Childéric, Chilpéric, etc., dans les noms goths Théodoric, Alaric, etc., n’ étaient vraisemblablement qu’ une désignation de puissance, de force, comme le RIK des Arabes.

Otfrid, dans sa version de l’ Évangile, traduit:

De alta sede

Deposuit potentes.

Par: Fona hoh sedale

Zistiaz er thie riche.

Otfrid, lib. I, cap. 7, v. 30. 

(N. E. alemán actual, 2023, deutsch: fona : von hohem Sitz * er die reiche.)


Le poète Fortunat explique le nom de Chilpéric, Chilpe, adjutor, RIC, fortis:

Chilperiche potens, si interpretes barbarus adsit,

Adjutor fortis hoc quoque nomen habes.

Fortunat, lib. VIII, poem. I.

La langue des troubadours et l’ ancien français employèrent le mot Ric, Riche, dans le sens de fort, puissant.

Serai plus ricx qu’ el senher de Marroc. Augier: Per vos.

Je serai plus puissant que le seigneur de Maroc.

Que ‘l dig son bon e ‘l fag son aut e ric.

Aimeri de Peguilain: Eu aquelh temps.

Vu que les paroles sont bonnes et les actions sont hautes et fortes.


Les ricos ombres, en Espagne et en Navarre, étaient les puissants.

Bosch, Titols de honor de Cathalunya, dit, page 320, col. 2:

“Les riches hommes étaient ainsi nommés, non pour être riches et posséder beaucoup de domaines, mais pour être d’ illustre lignage et puissants.” (1: 

Los richs homens eren aixi anomenats no per ser richs o tenir molts bens sino 

per esser de clar linatge y poderosos.)

(N. E. https://historia-aragon.blogspot.com/2020/02/xviii-perg-445-jaime-i-2-febrero-1231.html “Conescuda cosa sea a todos los qui son et son por venir que io don Jacme per la gracia de Dios rey de Aragon desafillo ad todo omne et afillo a vos don Sancho rey de Navarra… quiero et mando que todos mios ricos omes et mios vasallos et mios pueblos juren a vos sennoria rey de Navarra…”)

Dans les Assises de Jérusalem, on lit, au chap. 220:

“Et se il avient que le chief seignor se doive d’ aucun de ces riches homes que il ait chasteau, ou cité ou ville, etc.”

Une ordonnance de Charles, roi de Navarre, du 26 juin 1350, porte, en parlant de Pierre de Luxe, écuyer:

“Ycelli avons fait, créé et ordonné, faisons, créons et ordenons, par ces présentes, ricombre de notre royaume… que audit ricombre paye et rende chascun an, d’ ores en avant, la dite ricombrie.” 

Monstrelet a employé le mot riche dans le sens de fort (1: Tome II, fol. 40, v°.):

“Et y eut maint riche coup feru entre icelles parties.”

C’est dans le sens de puissant qu’ il faut entendre et expliquer la locution proverbiale: ric a ric, c’est-à-dire de puissant à puissant.

Mais postérieurement le mot riche perdit généralement cette acception primitive.

Et comment cette révolution s’ opéra-t-elle dans le langage? c’est qu’elle s’ était d’ abord opérée dans les moeurs.

Quand la puissance ne résida plus uniquement dans la force matérielle, dans l’ exercice du commandement militaire, et que l’ autorité de l’ or, de l’ argent, la considération de la propriété, soit territoriale, soit industrielle, balança l’ autorité féodale et militaire, ou l’ action même du gouvernement, les riches, les forts, les puissants, furent ceux qui possédaient les domaines, les troupeaux, l’ argent et l’ or, ou qui exerçaient fructueusement une vaste 

industrie.


Exemples de la combinaison de mots romans pour former des mots composés. 


De MAL et d’ APTES (2) romans, tirés du latin male et aptus, fut formé le mot malaptes, malade.

Le mot capmail, composé des mots cap, tête, et mail, malh, maille, tête de maille, capuchon de maille, désigna une armure défensive dont le guerrier couvrait sa tête pour la garantir des coups de l’ ennemi pendant la bataille.

(2) Qui met sa ma al arayre e regarda dereyre se, non es aptes ni dignes davan lo regne de Dieu. Vic. et vert., fol. 99

“Qui met sa main à la charrue et regarde derrière soi, n’ est apte ni digne devant le royaume de Dieu.”


Ni auberc ab capmail

Non fon per els portatz.

Rambaud de Vaqueiras: Ges si tot.

Ni haubert avec camail ne fut par eux porté.


On lit, dans la Vie de Bertrand du Guesclin:

S’avoit lance et escu dont l’ ouvrage resplent,

Le bacinet ou chief, où le camail se prent:

De toutes pièces fu armez à son talent… 

Et voit ses chevaliers bien armez de camail.

De même, les prêtres, les chanoines, pour se garantir du froid pendant qu’ ils assistaient dans l’ église aux offices religieux, employèrent un couvre-chef, un capuchon d’ étoile imitant la forme du capmail des guerriers, et le nom de camail, en supprimant le p, est resté à cette partie de leur habillement.


N. B. Ce qui suit n’ est que la réunion de notes éparses laissées par 

M. Raynouard; quoique trop incomplètes pour être coordonnées, nous avons cru devoir les recueillir.


Il arriva parfois que la langue romane, à l’ aide d’ un seul mot qu’ elle emprunta au latin, forma plusieurs autres mots qui en étaient également les dérivés; tels que aura, air, d’ où furent tirés auratge, orage, eissaurar, essorer, etc.; de morsus, qui produisit mors, exprimant l’ action de mordre, furent déduits morsel, morceau, morsellar, mettre en morceaux, etc., etc.

Une foule de noms de villes et de localités se formèrent au moyen de la réunion de deux mots latins. Clermont a été appelé Clarusmons par les auteurs du moyen âge, et quelquefois Clarmons (1), ce qui prouve l’ existence de ce nom en langue vulgaire. (1: Pipinus… quaedam oppida atque castella manu cepit… precipua fuere Burbonis, Cantilla, Clarmontis. Annal. Pepini, ann. 761. Rec. des Hist. de France, t. V. p. 199.)

D’autres se formèrent par de seules modifications ou suppressions de lettres; ainsi Guiania vint évidemment d’ Aquitania, en ôtant l’ A par aphérèse, en changeant le Q en G, et en supprimant le T intérieur.

Parfois aussi certains mots furent employés primitivement en bonne part, et reçurent ensuite un sens péjoratif, tandis que d’ autres mots, pris d’ abord en mauvaise part, passèrent à des acceptions meilleures.

Brau signifiait, dans la langue romane, cruel, féroce, et a produit en français brave, synonyme de vaillant. (N. E. similar al godo baltha; romance bautz)

Cantel, dans la langue des troubadours, canteau, (chap. cantóracó) dans celle des trouvères, ont signifie coin, petite partie, et le mot eschantillon a été formé comme diminutif de coin, d’ une petite partie, qui sert de modèle et de garantie.

Des mots composés peuvent avoir produit des mots moins composés.

Ainsi trespasser, mourir, passer le dernier pas, a vraisemblablement été fait avant respasser, signifiant revenir des portes du trépas, comme dans ces exemples du Roman du Renart, tome III:

De lui guérir et respasser…

Fu il guéris et respassés. (p. 220.)

Comment, fait Renart, s’ il avient

Que je aie respassement 

Je fausserai le serment… (p. 337.) 

Si je del mal puis respasser. (p. 338.)


J’ ai déjà dit qu’ il est souvent utile d’ avoir recours à l’ origine la moins éloignée d’ un mot, pour en reconnaître le sens dans l’ étymologie qu’on lui assigne.

Ainsi, quoiqu’on ait voulu faire dériver verrouil du latin veruculus, diminutif de veru, l’ évidence matérielle prouve que du roman ferrolh, venant du latin ferrum, a été formé en français verrouil, par le changement assez ordinaire de F en V.

Du latin scopulus, la langue romane fit escuel; mais le mot français écueil, depuis qu’ il a perdu l’ S initial du mot latin, ne réveille plus l’ idée de son origine.

On a fait venir le mot français boucherie du latin bovina caro; le roman disait boc, bouc, et boccaria, boucherie.

On se serait également épargné d’ inutiles recherches, et bien des conjectures hasardées, si, pour expliquer l’ étymologie du verbe français brouter, on s’ était arrêté au mot roman brotar, formé du substantif radical brot, jet, pousse de la plante (1: Voyez, sur ces mots, les étranges conjectures du P. Labbe, dans ses Étymologies des mots français. ). Il en est de même du mot français gain, évidemment dérivé du roman gazanh, ainsi que du mot atour, venu du roman adorn, parure, par le changement si fréquent du D en T, et qui, dans la langue des troubadours, avait produit ornar, adornar, orner, décorer, etc.

Quand pour puits, roman potz, je trouve le latin puteus, je m’ inquiète peu de savoir si ce mot vient de l’ allemand Top, par anastrophe, comme l’ a prétendu Denina; et quand je trouve ROS pour cheval, il me paraît inutile d’ indiquer que, dans une autre langue du Nord, le cheval s’ appelle ORS.

Pourquoi chercher au loin ce qu’on trouve chez soi?

Il est à remarquer que le mélange des conquérants avec les anciens habitants du pays d’ invasion, produisit parfois de doubles noms pour certains objets d’ un usage très commun.

C’est ainsi qu’ en Angleterre, la conquête normande mêla à la langue des vaincus une foule de mots français, lesquels ne laissèrent pas, pour cela, de conserver leurs équivalents dans l’ idiome saxon. Par exemple, les noms de presque tous les animaux dont la chair sert de nourriture, furent doubles; français quand ils étaient à l’ état d’ aliments, saxons quand on voulait désigner l’ animal en vie. Cette double appellation s’ est maintenue jusqu’à ce jour.

Ainsi les Anglais nomment encore:

Vivant.  Mort pour la boucherie

Le veau,  calf,  veal.

mouton sheep,  mutton.

porc hog, (pig) pork

bœuf,  ox,  beef, etc. 

(N. E alemán actual. Calf, Kalb; sheep: Schaaf; hog, Schwein; Ox : Ochse)


Motifs d’ étudier la langue des troubadours, afin de mieux connaître et de mieux apprécier les autres idiomes néo-latins.

Avant que la règle qui, dans la langue des troubadours, distinguait les sujets des régimes eût été appliquée à l’ ancien français, on ne pouvait que fort difficilement se rendre raison de beaucoup de passages écrits en ce dernier idiome; il arrivait même parfois qu’on leur donnait un sens entièrement contraire à celui que l’ auteur avait voulu exprimer. Quelques exemples, où l’ inversion semblait alors devoir nuire essentiellement à la clarté de la phrase, fourniront le moyen d’ apprécier toute l’ importance de cette forme grammaticale que j’ai désignée sous le nom de règle de l’ S (1: Voyez ci-après, le Résumé de la Grammaire romane, page XLVI.).

Dans le poème d’ Ogier le Danois on lit:

Hernaut de Nantes a li rois araisnié.

Sans le secours de cette règle, ce vers sera toujours amphibologique; il n’ y aura pas plus de raison pour dire que c’est Hernaut qui a appelé le roi, que pour prétendre que c’est le roi qui a appelé Hernaut; mais si, au contraire, on fait l’ application de la règle, l’ S caractéristique attaché au mot ROIS le fera reconnaître comme sujet de la phrase, et dès lors on saura positivement que c’est LI ROIS qui a araisnié Hernaut de Nantes. 

Dans cet autre vers: 

Le bon Symon a fait Pepins apareiller. (: Pepin a fait apareiller le bon Symon)

Roman de Berthe, p. 174.

Si l’ on néglige de prendre en considération les signes qui distinguent les sujets des régimes, on sera convaincu que c’est le bon Symon qui a fait appareiller Pépin, tandis que l’ S qui termine Pepins, démontre que c’est tout le contraire.

Li hardi les couarz devaneent. 

Guill. Guiart, t. II, p. 202.

Ce vers qui, en français moderne, formerait une amphibologie, se comprend sans difficulté dès qu’on sait que l’ absence de l’ S caractérise les sujets pluriels.

Une nourrice ennuioit 

Ses petite enfans qui crioit. 

Ysopet Avionet, fol. I. 

Dans ce cas le sens peut-être serait encore plus obscur sans le secours de la règle qui sert à déterminer le sujet.

Et dans cet autre vers du Roman des Enfances d’ Ogier:

K’à Brunamon n’ ait nus autres content.

Si on ne connaissait la règle grammaticale, ne pourrait-on pas traduire qu’ il n’ ait aucune autre dispute avec Brunamon, tandis que le sens est: que nul autre n’ ait dispute avec Brunamon; Nus autres indiquant le sujet.

Ce phénomène grammatical, dont le mécanisme, quoique fort simple, avait pourtant échappé jusqu’à nos jours aux observations des philologues, offrait l’ immense avantage de servir essentiellement à conserver, dans les phrases de la construction la plus compliquée, une clarté que n’ avait pas toujours eue la langue latine elle-même, malgré la supériorité de ses formes grammaticales; par exemple, en lisant ce vers de Plaute:

Pentheum diripuisse aïunt Bacchas,

n’ est-on pas porté à croire qu’ il signifie: “On dit que Penthée a déchiré les Bacchantes?” et si on ne le traduit pas de la sorte, n’ est-ce pas uniquement parce qu’on sait, par l’ histoire fabuleuse, que ce furent les Bacchantes qui déchirèrent Penthée? Avec les formes adoptées par les troubadours et les trouvères, cette amphibologie n’ aurait pas existé. Ainsi donc, cette règle offrait le résultat du double but qui présida à la formation de la romane primitive: simplicité et clarté.

Une autre règle non moins importante, et sans laquelle on rencontrerait beaucoup de difficultés qu’il serait impossible de résoudre, c’est celle qui permettait de placer DE signifiant QUE après les termes de comparaison et correspondant au génitif des Latins employé dans les cas analogues. 

Ainsi, lorsque Villehardouin a écrit, page 148: “Onques mes cors de chevaliers miels ne se defendi DE lui.” Il n’ a pas voulu dire que jamais corps de chevalier ne se défendit mieux d’ une autre personne qu’ il a désignée par lui, mais bien que jamais corps de chevaliers ne se défendit mieux QUE lui se défendait.

Ces détails doivent suffire pour faire sentir l’ importance de l’ étude de la langue des troubadours, sans laquelle on n’ aurait pu facilement se rendre compte des difficultés que je viens de signaler.

Mais ce n’ est pas seulement sous le rapport de ses analogies grammaticales avec la langue des trouvères, que la langue des troubadours mérite d’ être étudiée et connue; les avantages que présente cette étude ne sont pas moins grands relativement aux autres langues néo-latines. Parlée et perfectionnée antérieurement à toutes ces langues, elle devait leur fournir, et leur a fourni en effet, un grand nombre de termes et de locutions auxquelles, sans la connaissance préalable du roman, on ne peut assigner une origine certaine. 

Il y a plus, des auteurs, dont quelques uns remontent au XIVe siècle, ayant non seulement parlé des troubadours dans leurs ouvrages, mais encore ayant rapporté divers passages de ces poètes, il est de toute nécessité de se mettre en état d’ apprécier l’ importance et l’ exactitude de ces citations; quelques Italiens même ne s’ étant pas bornés à les citer, et les ayant mis en scène, en les faisant parler dans leur propre langage, il importe essentiellement d’ en acquérir une notion assez exacte pour pouvoir se rendre compte du mérite de ces sortes de compositions, et reconnaître jusqu’à quel point les copistes, éditeurs et annotateurs les ont respectées ou altérées en recopiant les manuscrits, ou en en donnant des éditions nouvelles. Pour ne rappeler ici qu’ un fait dont je me suis déjà occupé, mais qu’on ne saurait trop livrer à la publicité, dans le XXVIe chant du Purgatoire, l’ auteur et héros de la Divina Commedia, Dante interroge le troubadour Arnaud Daniel, par lequel il se fait répondre en vers provençaux.

On sait que Dante était familiarisé avec la langue des poètes du midi de la France, dont il cite quelquefois des passages dans son ouvrage de la Volgare Eloquenza (N. E. De vulgari eloquentia, en latín), et qu’ outre les vers insérés dans la Divina Commedia, il en composa quelques autres qui sont parvenus jusqu’à nous. Malheureusement, à l’ époque où Dante publia ses ouvrages, les auteurs ne pouvaient surveiller et corriger, comme les procédés de l’ imprimerie l’ ont ensuite permis, les copies de leurs écrits faites et reproduites en des temps et en des lieux différents; à plus forte raison était-il plus difficile encore aux copistes d’ éviter les erreurs, lorsqu’ils transcrivaient des vers composés dans une langue qu’ ils ne connaissaient pas, ou, ce qui était plus dangereux peut-être, qu’ ils ne connaissaient qu’ à demi. (1: Si l’ on pouvait douter combien ces erreurs se propageaient facilement, je citerais entre autres un vers d’ Arnaud Daniel, inséré par Dante dans son traité de la Volgare Eloquenza, où il est écrit ainsi dans les diverses éditions de cet ouvrage:

Solvi che sai lo sobraffan chen sorz.

Tandis que les bons manuscrits des troubadours portent:

Sols sui que sai lo sobrafan que m sortz.

(N. E. catalán normativizado literal del 2023, aprox.: 

Sols jo sóc qui sé el sobreafan que em surt)

Seul je suis qui sais le surchagrin qui me surgit.)


Aussi, il n’ est pas un des nombreux manuscrits de la Divina Commedia, pas une des éditions multipliées qui en ont été données, qui ne présente dans les vers que Dante prête au troubadour Arnaud Daniel, un texte défiguré et devenu, de copie en copie, presque inintelligible.

Cependant j’ai pensé qu’ il n’ était pas impossible de rétablir le texte de ces vers, en comparant avec soin, dans les manuscrits de Dante que possèdent les dépôts publics de Paris, toutes les variantes qu’ ils pouvaient fournir, et en les choisissant d’ après les règles grammaticales et les notions lexicographiques de la langue des troubadours. Mon espoir n’ a point été trompé, et sans aucun secours conjectural, sans aucun déplacement ni changement de mots, je suis parvenu, par le simple choix des variantes, à retrouver le texte primitif, tel qu’ il a dû être produit par Dante.

Voici ces vers comme on les lit dans l’ édition de la Divina Commedia publiée par le P. Pompée Venturi, avec commentaires, d’ après celle que l’ académie de la Crusca avait donnée en 1590:

Tan m’ abbelis votre cortois deman,

Chi eu non puous, ne vueil a vos cobrire;

Ieu sui Arnaut, che plour, e vai cantan;

Con si tost vei la spassada folor

Et vie giau sen le jor, che sper denan.

Ara vus preu pera chella valor

Che vus ghida al som delle scalina,

Sovegna vus a temps de ma dolor.


Texte rétabli:

Tan m’ abellis vostre cortes deman,

Ch’ ieu non me puesc ni m voil a vos cobrire;

Ieu sui Arnautz, che plor e vai cantan;

Consiros, vei la passada follor,

E vei jauzen lo joi qu’ esper denan;

Aras vos prec, per aquella valor

Que us guida al som sens freich e sens calina,

Sovegna vos atenprar ma dolor. (1: 

“Tant me plaît votre courtoise demande, 

que je ne me puis ni ne me veux à vous cacher;

je suis Arnaud, qui pleure et va chantant; 

soucieux, je vois la passée folie, 

et vois joyeux le bonheur que j’ espère à l’ avenir; 

maintenant je vous prie, par cette vertu

qui vous guide au sommet, sans froid et sans chaud,

qu’ il souvienne à vous de soulager ma douleur.” 

Voyez dans le Journal des Savants, février 1830, le commentaire justificatif de toutes les corrections du texte rétabli.)


Ce fait si remarquable suffira sans doute pour faire comprendre combien peuvent être utiles l’ étude et la connaissance de la langue des troubadours.

(à continuer … )