DES RECHERCHES DE LA FRANCE.
LIVRE SECOND.
Lequel des deux, de la Fortune, ou du Conseil, a plus ouvré à la manutention de ce Royaume de France.
CHAPITRE I.
Toutes les fois que je considere en moy les traverses qu’ a receu nostre Royaume, je ne puis qu’ avec grande admiration, je ne m’ estonne & ne mette entre les choses qui se sont passees plus miraculeusement en ce monde, comme il a esté possible que sain & entier il se soit perpetué jusques à nous. D’ autant que s’ il vous plaist repasser la plus part des Royaumes qui se feirent grands par les ruynes de l’ Empire, vous les trouverez avoir esté fort transitoires, & par maniere de dire, en moins de rien s’ être esvanoüis en fumee. Car les Bourguignons qui commencerent à s’ accroistre en grandeur sur le temps de Gratian Empereur, se trouverent abastardis environ l’ Empire d’ Anastaise: qui sont peut-être cent ans. Et les Vandales (appellez par noz anciens Vvandels – Wandels) qui sous Valentinian le tiers, par la semonce de Boniface, avoient avecques leur Roy Gentzerich occupé le pays d’ Affrique, en furent totalement expulsez par le grand Belissaire du temps de Justinian, c’ est à dire soixante ans apres leur entree: Semblablement les Ostrogots, qui avecques leur Roy Theodoric du consentement de l’ Empereur Zenon, s’ estoient faicts maistres de l’ Italie, & d’ une partie de la Provence, furent de fonds en comble rasez par la derniere rencontre que Narses eut contr’ eux du temps de l’ Empereur Justin: qui est environ soixante ou quatre vingts ans pour le plus apres leur premiere venuë. Et les Lombards, qui sous le mesme Empereur à l’ instigation de Narses, s’ emparerent de la Gaule Cisalpine, prenans leur fin soubz nostre preux Charlemagne, ne durerent que deux cens dix ans.
Nous seuls, qui avions comme les autres trouvé nostre grandeur dedans les despoüilles de Rome, sommes demourez redoutez & florissans jusques à huy, sans avoir enduré la possession d’ autres Roys que de ceux qui ont faict estat de la Gaule comme de leur vray sejour. Certes qui considerera noz affaires, à peine qu’ il puisse bonnement balancer, auquel des deux nous sommes plus redeuables de ceste prosperité & bon heur, ou à la fortune & hazard, ou à une bonne conduitte. Car qui est celuy, je vous prie, qui ne trouve grandement esmerveillable, quand apres la mort de Clovis le Royaume ne commençant encor qu’ à naistre, il se trouva par deux fois demembré en quatre parties, avecques une infinité de guerres civiles, & neantmoins que la fortune nous fut de tant favorable, qu’ apres tant de divisions, il se reconsolida en fin de compte par la mort des autres Roys en un seul ? Au surplus, lors que noz Roys commencerent par leur neantise à s’ abastardir, ne fut ce point chose estrange & non accoustumee d’ eschoir qu’ à ceste belle occasion aucuns estrangers s’ ingerassent d’ enjamber dessus noz marches, comme l’ on avoit veu auparavant advenir à ce grand Empire Romain? Et s’ il nous faut passer plus bas, quel plus grand miracle de fortune sçavroiton dire, que quand le Royaume fut divisé en tant de Ducs & Comtes, qui depuis Charles le Simple jusques bien avant souz la lignee de Hugues Capet faisoient contreteste à noz Roys, toutesfois à la fin finale fut le tout reuny à la Couronne & en la personne du Roy? Je n’ adjouste à tout cecy que le Royaume estant au dessouz de toutes affaires, le temps a tousjours eufanté quelques braves Princes & Seigneurs, quasi pour relever à poinct nommé la grandeur de ceste nostre Monarchie. Tesmoins en sont les Martels & Pepins, pendant l’ assopissement de la generation de Clovis, tesmoin en est un Conquerant, par la vaillantise duquel noz Roys sont demourez en partie tels que nous les voyons aujourd’huy: combien qu’ au precedant pour la multitude des Ducs & Comtes, ils ne servissent quasi que de monstre. Et depuis les Anglois desertans la France par plusieurs ans, se trouva finalement ce gentil Roy Charles septiesme, qui par la proüesse & prudence de ses bons Capitaines, les en extermina de tout poinct. Qui sont toutes œuvres de la Fortune: car si les choses eussent pris plus longue traitte, sans nous donner à chaque occasion Princes ainsi magnanimes, à la verité il n’ y alloit que de la ruyne de France. Quand je nomme icy la Fortune, afin que je n’ appreste à aucuns, occasion de se scandaliser, j’ entens les mysteres de Dieu qui ne se peuvent descouvrir par nostre prudence humaine.
Et toutes fois qui avecques la Fortune voudra considerer la police & bonne conduitte de noz Roys, je m’ asseure qu’ il l’ à trouvera n’ avoir cedé à la Romaine. En quoy me semble que pour deduire les choses de leur fondement, il faut que selon les mutations des lignees nous considerions diversement les confirmations du Royaume. Premierement, s’ il vous plaist discovrir en quel estat furent noz affaires souz Clovis, trouverez vous plus grand Roy, soit que nous tournions nostre esprit aux armes, soit que nous nous arrestions à la paix & *ment d’ une commune police. Lequel ayant forcé par sa vaillance les Gaules, & rendues souz luy paisibles, n’ eut chose en plus grande recommandation pour perpetuer sa Monarchie, & gaigner le cœur de ses subjets, que de s’ accommoder à la commune Justice, & ensemble Religion du pays. Parquoy usans les Gaulois par ancienne observance de la police qui long temps auparavant leur avoit esté prescrite par les Romains: & semblablement estans de commune profession Chrestiens: Clovis, comme Prince sage & advisé n’ eschangea rien des Comtes (qui estoit invention Romaine) & entant que touche la Religion Chrestienne, il en prit aussi le vray & sainct caractere. Laquelle chose, combien que je pense qu’ elle luy vint en partie par zele & devotion, fut (comme je croy) l’ un des principaux moyens par lequel il attira le commun peuple de Gaule à luy porter affection. Aussi ont remarqué Procope & Agathie qui attouchoient presque son temps, & la Justice, & la Religion, en nos Roys par dessus tous autres Princes qui avoient occupé les Provinces des appartenances de l’ Empire. Et à dire le vray, il captiva tellement le cœur des Gaulois, que long temps apres combien que ses successeurs ne s’ entretinssent envers le peuple que par image, sans avoir l’ œil sur leurs affaires, toutesfois la chose en quoy se trouva le plus empesché Pepin, voulant faire tomber la Couronne en sa famille, fut à desraciner ceste ancienne opinion que le peuple avoit conceüe de la lignee de Clovis. Au moyen dequoy il s’ advisa par une gentille invention d’ y employer la saincte auctorité du Pape. De maniere, qu’ estant le Royaume reduict soubs la puissance des Martels, outre les armes ausquelles ils furent fort florissans (car ils confirmerent souz nostre vasselaige l’ Allemaigne, gaignerent toute l’ Italie, & esbranslerent par plusieurs fois les Espaignes) fut par eux introduitte une notable police souz Pepin & Charlemaigne, lesquels en leurs plus urgens affaires, commencerent de faire assemblees sans feintise de leurs Barons. Je dis assemblees sans feintise: d’ autant qu’ assez long temps auparavant les Maires, pour tromper le peuple en avoient introduit l’ usage: faisant Pepin & son fils communication des affaires publiques à leurs premiers & grands seigneurs. Comme si avec la Monarchie, ils eussent voulu entremesler l’ ordre d’ une Aristocratie & gouvernement de plusieurs personnages d’ honneur. Ce qui a esté l’ un des premiers commencemens des Parlemens que nous avons en ceste France, comme je pense deduire au chapitre ensuivant. Vray que tout ainsi qu’ en la personne de Charlemaigne, nostre Royaume se trouva grand en extremité, aussi fut ceste grandeur bornee en luy, & ses deux devanciers Pepin & Martel, se trouvant ce grand feu amorty en leurs successeurs. Tellement qu’ en Hugues Capet (trosiesme changement de lignee) qui ne fut si grand guerroyeur, se trouverent les grandes polices: Car là où auparavant nos conquestes estoient furieuses, les estendans sur une Allemaigne, Italie, & Espaigne, de là en avant nos Roys se contentans de leurs frontieres, commencerent au lieu de leurs armes, à se fortifier par loix pour entretenir leur grandeur. De là fut mise en avant l’ opinion des douze Pairs de France, de là l’ entretenement des Parlemens en leur auctorité & grandeur, à la decision des affaires de la Justice, souz le jugement dequels mesmes se soubmet la Majesté de nostre Prince: Puis le renouvellement de la loy Salique, introduction d’ appennages aux fils de Roys, interdiction des dons & alienations du domaine de la Couronne sans cognoissance publique: appellations comme d’ abus pour brider sans aucun scandale la puissance des Prelats, entreprenans dessus l’ auctorité Royale: Regallesen Eveschez & Archeveschez, & autres mille telles considerations, lesquelles bien pesees certainement il se trouvera que toutes les maximes qui sont requises à maintenir en sa grandeur une Monarchie de marque, se trouvent observees en la nostre. De toutes lesquelles choses ou partie d’ icelles nous parlerons à leur rang, tant en ce deuxiesme livre, qu’ aux autres, selon que les occasions nous admonesteront de faire. Qui monstre qu’ en nostre Republique, le conseil ayant esté conjoinct d’ une mesme balance avec la fortune, noz Roys sont arrivez à ceste grandeur que nous les voyons aujourd’huy: En laquelle Dieu les vueille continuer sans foule & oppression de leurs subjects.